vendredi 17 janvier 2014

Les narrations paradoxales et systémiques:une forme d’art-thérapie?

          

  

Adeline Gardinier, psychologue et psychothérapeute dans plusieurs institutions psychiatriques, propose des narrations et des métaphores singulières dans les entretiens menés auprès de ses patients. L’art de reformuler « l’histoire de vie » du souffrant, dans une co-construction thérapeutique, constitue la base des échanges et du processus d’avancée des problématiques traitées. 

Les outils  d’expression empruntés réfèrent à la vision systémique et analytique de son auteur. D'où s’origine la force et la pertinence de ces récits édifiés à partir du matériel psychique proposé par le souffrant ? 

L’individu, en tant qu’élément inclus dans divers systèmes d’appartenance, est approché dans ses symptômes de manière surprenante et créative. La dimension originale ne tient cependant qu’au manque de maîtrise de l’homme sur sa détermination contextuelle et environnementale. Dans ses recadrages verbaux et imagés, la psychothérapeute veut simplement transmettre la dimension positive du symptôme « fonctionnel », trouvant son sens dans les systèmes dans lesquels il s’exprime. Le souffrant est défini, dans ses troubles, comme cherchant à maintenir l’équilibre fragilisé de ses groupes d’appartenance (internes et externes). Il découle, de ce paradigme central, des narrations non communes de tous les pans de l’existence du malade.

Sur la scène thérapeutique, l’aidant reformule avec constance le vécu conté par le souffrant en utilisant la vision globale et interactionnelle de la systémique. L’aidé s’approprie progressivement ce matériel représentationnel opérant. Il crée ses propres solutions sur ce mode et cette logique de pensée.

L’interprétation systémique est valorisante et novatrice dans la mesure où elle fait de ce personnage « le patient » : le héros sacrificiel de ses groupes d’appartenance. Ainsi, ses comportements hystériques, psychotiques et autres peuvent être un moyen de dévier et de porter toute la tension des siens sur ses frêles épaules. Le bruit des symptômes, au travers de maux somatiques, du délire ou de passage à l’acte du souffrant s’affiche alors comme un signe discréditant. Il détourne les projecteurs d’autres acteurs douloureux de la scène environnante pourtant fort intéressants. Tel patient théâtralise une chute dans les escaliers, tel autre emprunte le langage inaccessible du fou mais, tous ont pour script précis la protection des repères antérieurs collectifs dans des actes insolites. Ceux-ci sont ainsi générés pour court-circuiter l’élan de métamorphose, encore non assumé, du souffrant.



Les troubles sont en effet les révélateurs de cette étrange intrigue contradictoire. Dans le cœur du mélodrame, ils révèlent leur sens paradoxal car ils dénoncent autant l’impossibilité de continuer à condenser sur soi le stress groupal que le désir de rester dans ce rôle sacrificiel central. Quelle farce pour celui dont les maux le tiraillent dans des mouvements opposés ! L’hystérique chute dans les escaliers pour refuser une place relationnelle dysfonctionnelle mais dans une même synchronie, il s’écroule pour disconfirmer, par ses actes débordants, la justesse de ce discours. L’épouse dépendante de son mari amorce, dans une dynamique inconsciente, des comportements volages pour exprimer un besoin essentiel de se différencier de son compagnon mais dans une même expression elle entrave toute possibilité de légitimation et d’émancipation dans la nature grossière de ses comportements sexualisés.

 Le psychothérapeute se présente alors comme le traducteur de cette fourberie dont le malade, personnage principal et ses acolytes, sont les victimes. La dénonciation de cet imbroglio, par un conteur externe de cette scène de vie relationnelle, crée un coup de théâtre opportun au dénouement de l’intrigue. Sa dimension imprévue, ébranlante et ouvrant sur un nouveau scénario constitue les clés pour défiger et libérer les protagonistes des tensions croissantes de cette duperie.

Le soignant est cette figure morale, faisant une brève apparition sur scène, afin de clarifier les rôles de chaque acteur dans une plus grande clairvoyance relationnelle. Le retour du bien–être du souffrant doit, en effet, passer par une nomination des confusions représentationnelles et par une redistribution des places plus équitables. Restituer à tous leur part respective de stress, c’est aider chacun à avoir prise sur ses problématiques car on ne peut élaborer et dénouer que ce qui nous appartient. Reprendre à son compte les responsabilités d’autrui, faire porter nos dysfonctionnements à un tiers sont des processus vains car un nœud interne ne peut se délier qu’au « bon endroit ».

Cette réflexion semble aller de soi mais le théâtre de la vie quotidienne démontre pourtant que l’homme se trompe souvent dans l’attribution des implications de chacun. Les phénomènes de projection, de déni, de clivage et de refoulement participent au biais d’interprétations des situations. Un peu comme les protagonistes d’une comédie semblent ne pas douter des intérêts et des positions de chacun durant toute la trame de l’histoire, le patient et son entourage ne remettent pas en question leurs rôles et leurs non rôles respectifs durant la période de crise traversée. Pourtant, c’est bien la redistribution des places, sur la scène imaginaire ou réelle, qui crée l’impulsion tant attendue. Le coup de théâtre est le simple révélateur du choc vécu par un être humain trop souvent piégé par ses certitudes. Il se perçoit difficilement traversé par diverses influences déformant son regard et pourtant !


Le psychothérapeute provoque, en entretien, cet effet de surprise par un recadrage de l’histoire de son interlocuteur. Il rappelle ainsi à l’homme qu’il est fréquemment prisonnier d’une pensée linéaire et figée. Dans une forme de psychodrame, il invite le consultant à expérimenter et à réfléchir divers jeux relationnels avec son entourage. L’univers bien établi du consultant, quant à la place de chacun, perd de sa crédibilité. Il suffit qu’il change ses orientations et il découvre alors que les membres de son système ne sont plus autant prévisibles dans leur fonctionnement. Ceux-ci développent de nouvelles défenses, des symptômes, des comportements et des réactions inattendues. Bref, sa nouvelle dynamique engendre des mouvements et des positionnements différents dans son système. Là où les repères restent stables, c’est dans le constat que toutes ces perturbations, par effet domino, ont pour œuvre commune la préservation de l’ancienne organisation groupale.


Le récit systémique désengage des impasses et des peurs du souffrant. Il met en relief  le bruit naturel de l’avancement à l’image des rebondissements assourdissants dans le dénouement d’une intrigue. La révélation d’un complot, de lourds secrets, de trahisons, de quiproquos, de malentendus, de malheureux hasards constitue la chute libératrice de tout un scénario devenu trop pesant et destructurant dans les fictions. Cependant, ce mouvement profitable s’amorce par une intensité émotionnelle et relationnelle contraignante. Le souffrant subit ce même vécu paradoxal dans le cœur de la résolution de ses troubles. Il assiste à une recrudescence de ses maux lors du dénouement de sa problématique. Ce phénomène s’éclaire sous l’angle de la systémique. Les résistances internes du malade et de ses systèmes d’appartenance, à tout changement organisationnel, contribuent à l’accentuation des symptômes.

Dans sa tentative d’individuation et de rééquilibrage du stress groupal, le souffrant met en place les défenses adaptées et opérantes à long terme. Toutefois, dans un premier temps, il attirera sur lui les forces régressives et les pulsions morbides afin d’entraver toute modification des repères anciens de ses systèmes d’appartenance. Un nouveau point homéostasique structurel se mettra lentement en place et estompera, dans la même synchronie, les peurs et les freins de la transformation. Cette narration éclairée de ce paradoxe de progression est essentielle pour que le souffrant ne cède pas aux découragements et qu’il poursuive le chemin douloureux de la guérison. L’art de transformer son regard sur son histoire et sa souffrance, de manière structurante, est une œuvre puissante. La connotation positive des troubles relance la créativité et la narcissisation. Ce sont deux ingrédients essentiels opérant dans le cadre de l’art-thérapie. Ainsi, ne pouvons-nous pas aussi associer ces « narrations systémiques et paradoxales » à une forme d’expression esthétique structurante ?

Les récits miroirs, présentés dans l’ouvrage de l’auteur, constituent également un excellent médiateur de cette vérité constructrice et thérapeutique. Ils représentent, en effet, le récit  systémique de la guérison de certains patients à d’autres souffrants. Les auditeurs puisent dans les solutions originales, trouvés par leurs pairs, la manière d’extraire de cette lecture interactionnelle une forme d’inventivité personnelle.

Ainsi, l’art-thérapie peut s’exprimer dans le potentiel de chaque histoire de souffrants à devenir l’instrument de guérison de l’autre. Le récit du temps de crise est inspirant lorsqu’il prend les attraits d’une « muse systémique » ! Pourrions-nous alors conclure, plus généralement, que les narrations du constructivisme et du constructionnisme, chers aux systémiciens, sont  des formes de thérapies présentant les qualités expressives de l’Art-Thérapie ?





Mis en ligne avec l'aimable autorisation de Mme Adeline GARDINIER