lundi 3 février 2014

ART & FOLIE

Discours d'ouverture des 6e Rencontres de l'ARAT par le Dr Geissmann, chef du pôle Psychiatrie du Centre Hospitalier de Béziers, lors de la Conférence2 :            Art & Folie, le 31 janvier 2014.


Vous connaissez pour la plupart le sujet de la journée, je le rappellerai cependant pour ceux qui sont entrés parce qu’attirés par la lumière. Nos distingués invités parleront donc d’Art et de Folie, en particulier du lien délicat entre un éprouvé, souvent dramatique, et une création, parfois magique.

Ce qui différencie fondamentalement selon moi l’art de la folie, c’est que le premier est un ressenti somato-psychique à priori communicable à autrui, alors que la seconde, dans ses formes les plus extrêmes, ne l’est pas.
Dans ces conditions, je me permets de poser la question de cet agaçant romantisme qui nous pousse à idéaliser la folie, sous la forme de son avatar créatif, à savoir l’artiste maudit, le génie totalement allumé, le mystique de la beauté.
Je me garderai bien cependant de parler de Rimbaud ou de Frida Kalho, de peur de me ridiculiser devant les spécialistes qui prendront la parole tout à l’heure.
Mais le plus acculturé d’entre nous est capable d’évoquer les destins tragiques de Camille Claudel, de Van Gogh ou d'Artaud, pour ne citer que quelques uns des plus emblématiques et galvaudés de nos fêlés géniaux… Et d’en faire tous des réprouvés de la société, aux créations dont la fulgurante beauté même serait en lien direct avec l’effraction psychotique. 

Sauf que là j’ai un gros doute…

Je ne crois pas que la vraie folie, la franche irruption d’une terreur sans nom, soit compatible avec la création. Dans un cas, la domination de la pulsion de mort, dans l’autre celle de la pulsion de vie. Ceux qui ont réellement approché de près une décompensation schizophrénique comprendront mes doutes. Le naïf embellissement de la folie par des sociologues, des philosophes ou par certains psychanalystes m’a toujours paru suspect… et purement idéologique ajoute-je ! Il émane souvent de personnes qui se tiennent bien à distance du fou et des lieux qu’il fréquente.

Mais alors qu’en est-il des artistes précédents ? D’Artaud, de Claudel ou de Van Gogh, pour reprendre les exemples les plus communs. Ceux-là n’ont-ils pas bien cumulé une réelle folie et la production d’œuvres aujourd'hui reconnues ?

En guise de réponse, je postule tout simplement que l’on pourrait tout de même mieux approcher la relation dialectique entre Art et Folie en imaginant que la création coexiste essentiellement avec les tentatives de reconstruction et non pas lorsque le sujet s’effondre.
Et je ne cherche même pas à résister à l’envie de vous provoquer, moi qui suis inculte dans le domaine de l'art-thérapie, en vous avançant que la création artistique ne saurait pas être conjointe à la folie. Et que cette dernière, comme dans tous les domaines qu’elle envahit, est d’abord une aliénation. A terme, lorsque la folie est irrémédiablement ancrée, la création est au mieux répétée de manière stéréotypée, au pire tarie. 

Certes, certaines œuvres magnifiques contiennent les traces de cette folie, les stigmates de l’effondrement, mais leur aboutissement même signe d’abord l’accalmie, la tentative de réparation d’un anéantissement antérieur, l’arc en ciel après l’orage. Je souhaite à tous les torturés de la terre, n’en déplaise aux aficionados de l’artiste forcément maudit, de trouver enfin la sérénité, à l’instar de Franz Amschel Kafka. Je note que cela ne l’a empêché de créer des œuvres majeures durant cette ultime période de relative paix psychique.

Mais peut être les brillants orateurs qui suivent nous démontreront-ils le contraire ? Je ne demande qu’à en être convaincu, ce serait tellement poétique… Et d’ailleurs il est temps pour moi de leur rendre ce micro.

Mais avant, juste histoire d’abuser encore un peu plus de votre patience, un court avertissement de Bakounine, pour tous ceux qui voudraient réduire l’art à une équation psychopathologique, « la doctrine tue la vie, tue la spontanéité vivante de l’action »[1].
Merci et bonne après-midi.


[1] BAKOUNINE Michel 1870/1882 : « Dieu et l’état », Mille et une nuits 2000, p43.

Mis en ligne avec l'aimable autorisation du Dr Nicolas Geissmann.