jeudi 16 octobre 2014

Psychanalyse et Médiation Artistique par Sylvia FERRARO (chapitre 1)

Sylvia Ferraro * : Psychologue clinicienne dont la formation comprend des études de Psychanalyse, Musique, Musicologie, Danse classique, Expression Corporelle et Musicothérapie. Elle enquête sur différentes interventions en santé mentale avec des médiateurs expressifs - artistiques, préventifs et thérapeutiques, depuis 20 ans. Elle a travaillé dans un hôpital psychiatrique, dans des institutions éducatives, et dirige sa propre clinique, Espacio Ser Arte Terapia.
Elle vit et travaille à Montevideo (Uruguay).

Le point de vue que je délimiterai dans cet exposé, part de ma propre vie, de la nécessité profonde d'articuler deux grandes passions qui constituent ma vocation: l'Art et le travail avec des personnes qui se trouvent dans une situation de souffrance psychique. J'ai eu la fortune de croître accompagnée par l'Art, spécialement par la musique et par la danse et depuis plus de trente ans, aussi par la Psychanalyse : comme patiente, disciple et psychothérapeute.
Au point de départ de ces sources j'enquête sur des possibilités distinctes d'articulation, en essayant d'être fidèle à la Psychanalyse et à l'Art, dans le sens d'être ouverte d'une manière permanente à l'étonnement, tant dans sa dimension sublime, merveilleuse, comme abyssale et en prenant comme base la valeur de la médiation, de la transition dans le chemin vers la symbolisation qu’offre l'Art.

Avec ces points de repère je m'approche de l’Art-thérapie 1, en insistant particulièrement sur ce mot immense qui a comme préfixe : l'Art.  Quand je dis thérapie, je parle d'une psychothérapie, et je souligne la notion du processus qui intègre l'artistique dans le sens de lien et de cadre.

Je ferai référence à l'usage de l'Art en contemplant les différents niveaux possibles de l'expérience artistique, et en assumant que dans certains cas ou moments les patients se montrent (je cite textuellement Bruscia, qui se rapporte dans ce cas à la Musique) : "incapables de capter les aspects les plus sophistiqués de la Musique et ils ont besoin d'expérimenter ses éléments basiques et composants à un niveau plus primaire" ou "ils ne sont psychologiquement préparés pour confronter leurs problèmes au moyen d’une expérience musicale complète". (4) J'étends cette réserve à toutes les expressions artistiques.
 Dans de tels cas, il est possible de prendre en prêt à l'Art ses différents éléments, conformément aux fins thérapeutiques : ses matériels, ses techniques, ses procédures, l'idée de processus créateur, l'idée de produit.

  Chez l'art-thérapeute un double regard se conjugue : outre les connaissances sur les processus psychologiques qui servent de base à la créativité et une théorie de la structuration symbolique, il possède une formation artistique suffisante et une position prise à l'égard de l'Art, son histoire et sa philosophie, et la question esthétique.

En ce qui concerne la mesure et la modalité d'intégration de l'artistique dans les processus thérapeutiques, je maintiens une amplitude considérable, en évaluant la convenance dans chaque cas, du préventif au thérapeutique, individuel ou de groupe, la mise en jeu du créatif ou  l'utilisation d’œuvres d'Art comme médiatrices (musique enregistrée, des tableaux, contes, y compris des films).

En quoi l'Art se rattache-t-il à l'équilibre humain ?

C'est une forme symbolique.

La philosophe de l'Art  Suzanne Langer a formulé que l'Art, comme la parole, le rituel et la magie, est l'un des produits actifs d'une transformation symbolique de l'expérience qui constitue une nécessité humaine de base. La symbolisation est l'acte essentiel de l'esprit et il englobe plus que ce que nous appelons la pensée, à laquelle il procède et rend possible.

   L'importance éminente de la symbolisation est abordée en général dans la littérature psychanalytique classique en relation au jeu infantile. Même dans ce contexte on valorise comme but  la verbalisation,  la parole en tant que symbole.
 Je ne cesse pas de tenir compte de l'importance évidente du langage verbal. Il coule de source de dire que si le mot était capable de signifier la totalité de l'expérience humaine, les Arts Plastiques, la Musique et la Danse, resteraient reléguées au second plan par rapport à la Littérature, ou peut-être ils n'auraient même pas sens d'exister.

Je suis convaincue de ce que non seulement il est indiqué un abord médiatisé chez les personnes porteuses de maladies mentales graves et d'handicaps cognitifs et (ou) physiques qui entravent ou empêchent l'accès au symbole verbal. D'un côté, par la raison exposée : il existe des dimensions de l'expérience subjective qui ne peuvent pas être comprises par le langage verbal. D'un autre côté, parce que nous assistons à un moment historique dans lequel l’expérience clinique même nous montre comment la capacité de symbolisation des patients en général est appauvrie.

Il s'impose alors la nécessité de recourir aux langages alternatifs au verbal et même aux dispositifs alternatifs et/ou complémentaires, préalable ou parallèlement au moins dans une première instance. Autrement le conflit courrait le risque de rester attrapé, sans pouvoir trouver un véhicule qui lui permette de le faire symbolisable dans la psychothérapie. C’est dans ce point que, dans ses aspects multiples, l'Art peut devenir un médiateur.

Psychanalyse et Art.

Rares sont les auteurs psychanalytiques qui se sont occupés de l'Art en général, et encore moins de la Musique. Marqué par le dégoût de Freud vers le musical, la Psychanalyse s'est érigée comme une théorie sourde. Je suis de ceux qui croient possible de la sonoriser, un travail initié déjà par Edith Lecourt.
      Freud a reconnu les limites de la Psychanalyse face à l'Art, quand il a dit "l'essence de la fonction artistique nous est psychanalytiquement inaccessible." (9) Et il a ajouté : "Nous aurions du plaisir à indiquer dans quelle forme dépend l'activité artistique des instincts primitifs animiques, mais nos moyens semblent insuffisants pour cela." (9)

 Quand on mentionne les déroulements psychanalytiques relatifs à la créativité, le nom de Donald Winnicott surgit naturellement. Cet auteur a aussi signalé les difficultés de la Psychanalyse à aborder la question et a fait des apports de grande valeur dans ce sens, entre lesquels se détache le concept d'espace transitionnel. Dans cette zone intermédiaire entre la réalité psychique et la réalité externe, entre le moi et non moi, qui articule la présence et l'absence maternelles, Winnicott situe le point de départ de la créativité.
Toute la culture, y compris l'Art, est comprise par lui depuis le paradigme du jeu comme forme de transitionnalité. Cependant l'auteur reconnaît la nécessité d'un modèle théorique plus large dans lequel placer l'activité ludique comme expérience humaine présente dans toutes les civilisations.

 De toute façon, il est indéniable que la Psychanalyse doit en grande partie aux  développements de Winnicott la possibilité technique d'utiliser dans les abordages thérapeutiques d'autres langages alternatifs au verbal, ainsi que la réflexion théorique à propos de cela.

Je crois important de mentionner Didier Anzieu et ses travaux sur le processus créateur, ses réflexions à propos de l'Art (25) et sa préoccupation pour adapter des techniques innovatrices d'abordage, comme dans le cas du psychodrame de Moreno qu' Anzieu change en outil psychanalytique (24). 
 Une autre psychanalyste qui s'est spécialisée au travail avec des patients psychotiques, Gisela Pankow, a aussi réalisé une adaptation du set psychanalytique à tels effets, et elle a travaillé avec de la masse à modeler, des dessins, et la relaxation (28).
                                                ...................

        L'Art constitue un domaine de communion de l'Humanité à travers le temps et l'espace. C'est un lieu dans lequel ils peuvent avoir place de la même façon toutes les lumières et les obscurités de l’Homme, dans lequel les aspirations les plus élevées acquièrent des formes magnifiques et les plus tendres sentiments, les mouvements les plus subtils de l'âme peuvent être exprimés d'une manière singulière, comme les tendances les plus sinistres, l'effrayant, les angoisses les plus abyssales, peuvent renaître, être racheté, acquérir une valeur esthétique, transcendante, que l’on peut partager; un lieu, en fin, dans lequel l'impossible devient symboliquement possible.

"La mission de l'artiste est de jeter une lumière sur les ténèbres du cœur humain", dit Robert Schumann *2.

Vassily Kandinsky conçoit l'art comme une manifestation spirituelle et celle-ci a pour lui une fin : "c'est un nutriment pour l'esprit ... puisque le spectateur trouve un lien avec son âme". Il souligne la notion de lien  avec l'oeuvre d'art concevant celle-ci comme un être vivant : "… cette résonance ne reste pas dans l'aspect superficiel : l'état d'âme de l'oeuvre peut s'approfondir et changer l'état d'âme du spectateur. Dans tous les cas, ces œuvres ne permettent pas la bassesse de l'âme et ils la soutiennent dans un ton déterminé, comme un diapason... Mais même comme ceci, l'étendue et l'action purificatrice de ce ton sont unilatérales dans le temps et dans l'espace, et ils n’usent  pas tout le pouvoir possible de l'Art."
"Comprendre - continue Kandinsky - signifie que le spectateur est moulé et captivé dans le point de vue de l'artiste." Il remarque aussi que le vrai Art a son fondement dans l'époque dans laquelle il est conçu, "mais n'est pas uniquement un miroir et un écho d'elle, mais il porte en soi une force prophétique vivifiante, qui agit en profondeur" (14).

 Les abordages expressifs - artistiques depuis une perspective psychanalytique. 

L'introduction de la dimension artistique dans le processus thérapeutique permet d’inclure des aspects de l'expérience humaine qui ne sont pas toujours contemplés dans les définitions de santé provenant de la Médecine ou de la Psychologie.

 Elle rend possible, par exemple, une validation du sujet qui n'est pas seulement  celle du thérapeute, mais il s’agit d’une validation plus ample. À partir de son expérience subjective, la production du patient peut aller au delà de l'espace thérapeutique jusqu'à arriver à acquérir même une valeur collective comme oeuvre.
J'ai participé dans le cadre de l'hôpital psychiatrique, du plaisir, du sentiment de réussite, d'évaluation collective, qui représente le fait d'arriver à l'exposition publique d’œuvres plastiques des patients, d'une pièce de théâtre, de danse, de chant choral. Ces productions mettent en jeu une variété de fonctions de la personnalité et surtout une modification, parfois considérable, de la propre image, de l'estime de soi, de la confiance dans les possibilités de créer, de partager.

 Dans un autre contexte, cette fois à l'Atelier d'Expression corporelle et musicale, nous stimulons un groupe d'enfants dans lequel des scènes de confrontation se succédaient à créer les pas de danse qui représentent des luttes. Ils choisissent une musique japonaise, qui devient "samouraïs". J'aide à assembler les pas dans une chorégraphie, nous faisons le vestiaire ensemble. L'expérience a été joyeuse et a permis de traiter d'un autre point de vue le désaccord entre quelques participants.

 Dans les processus thérapeutiques individuels l'Art peut aussi jouer un rôle principal. Un patient adulte grave qui travail l'informatique, doté de talent, utilise des formes et des éléments de son délire et de certaines tendances antisociales dans une série d'animation pour enfants dans laquelle il travaille avec un grand enthousiasme pendant longtemps. Le résultat de ce travail, analytique et créateur à la fois, est devenu un produit avec la valeur suffisante pour être accepté dans les médias. En suite il a commencé à composer de la musique, pour une nouvelle histoire animée que nous partageons dans les séances. Du point de vue psychopathologique, l'évolution a été favorable.

      Le fait d’utiliser l’Art comme médiateur soulève d'autres aspects incontournables, comme la question esthétique, ensemble de phénomènes desquels la Psychologie ne peut tenir compte qu'en partie.

* Chaná 2196 /403, Montevideo, Uruguay.  Email: espacioser@yahoo.com
1 Celle-ci utilisée conformément à la Encyclopédie Médico-Chirurgicale (7) comme l’ "ensemble de techniques nées des interconnexions entre les approches cliniques et thérapeutiques de la psychopathologie et les approches multidimensionnelles des arts".

*2 Cité par Kandinsky (14)

Fin du chapitre 1.