mardi 27 janvier 2015

PETER KAPELLER / La Diagonale de l'art.


Du danger de ne pas dessiner !


Peter Kapeller devait être chauffagiste, mais l'apparition de troubles psychiques lui impose une réclusion et l'amène vers le dessin. La maladie va libérer des forces créatrices insoupçonnées. Exposition à la galerie Berst.


Peter Kapeller, sans titre, 2012. Encre de Chine sur papier. 39.9 x 62 cm
Il ne vous reste plus que quelques jours pour voir à la galerie Christian Berst (jusqu’au 24 janvier) les œuvres compactes et entêtantes de Peter Kapeller. Elles participent pleinement à ce moment dont nous sommes les témoins en entremêlant tout à la fois, la force de l’art brut, l’intensité du document clinique et l’épreuve du chaos propre au contemporain.

BIFURCATION EXISTENTIELLE

A l’instar de nombreux créateurs d’art brut, la vie de Peter Kapeller connaît une bifurcation existentielle suite à l’apparition brutale de ses troubles psychiques. Contraint d’abandonner ses études de chauffagiste, il se retranche dans un appartement communautaire de Vienne. La maladie libère alors des forces créatrices insoupçonnées chez ce jeune autrichien que rien ne semblait prédisposer à l’art, hormis une attirance pour la pratique du dessin et l’univers de la BD. Sous l’effet du processus schizophrénique son esprit et son corps semblent pris dans une étrange (con)fusion dont il va extraire des substances graphiques inconnues. «Le corps sous la peau est une usine surchauffée, et dehors, le malade brille, il luit, de tous ses pores, éclatés », écrivait Artaud pour décrire cette expérience limite. Une véritable tempête emporte le flux des pensées de Kapeller qui trouve dans la pratique du dessin un exutoire à ce débordement mental. Chacun de ses dessins témoigne d’une intensité inouïe et parfois étouffante ! Ils semblent produits sous l’effet d’une concaténation gigantesque d’un flot d’images et de phrases compressées à l’intérieur d’un même crâne. Chaque œuvre paraît, dès lors, fournir la matière graphique destinée à un suaire capable de recueillir l’empreinte d’une âme sortie de l’enfer schizophrénique.

Peter Kapeller, Radionachrichten, 2013. Encre de Chine, encre, tempera stylo à bille et vernis acrylique sur papier. 49.8 x 69.6 cm

LA NÉCESSITÉ DE CRÉER

Rarement une œuvre d’art brut avait dévoilé, de manière aussi « impudique », la nécessité de l’acte de création ! Au delà de la polyphonie des styles et des manières qui caractérisent jusqu’à la saturation, les œuvres de Kapeller, entremêlant dessins, récits, graphismes et gestes plastiques, c’est l’urgence absolue de la création qui semble mis à nue. Par delà, le foisonnement des motifs figuratifs et ornementaux qui ponctue l’œuvre, c’est la forclusion absolue de la fuite et du vide qui suspend le regard ! On pressent immédiatement que l’artiste dessine pour conjurer l’approche d’une menace exorbitante. Inquiétude, d’autant plus angoissante, qu’il n’a pas les mots suffisants pour le dire, et qu’aucune figure puisse en circonscrire la forme.

HORROR VACUI

Il y a certes des failles, des crevasses, des arrêts, et des bifurcations dans les dessins de Kapeller, mais on n’entrevoit jamais d’arrière-mondes à un dire. L’absence de perspectives intensifie l’insoutenable densité des œuvres. Comme si le moindre suspens ou la moindre réserve pourrait fissurer la forteresse de l’œuvre. Le dessin est inséparable d’une lutte incessante contre une catastrophe imminente. L’horreur schizo se confond avec la peur du vide, car de celui-ci peut surgir n’importe quoi. Comme l’écrit Claire Margat dans le catalogue de l’exposition : « Le vide est intolérable et à une imagination passive d’espaces non encore remplis répond la propension active de remplir ces espaces vides par un surgissement continuel de formes. » Cette horror vacui qui se manifeste notamment par ce phénomène de « bourrage », si souvent présent dans les œuvres d’art brut, correspond, sans doute, à la menace d’anéantissement psychique propre à la psychose. Peter Kapeller ne supporte pas le silence - comme la plupart des schizophrènes- et dessine en écoutant aussi bien Beethoven, qu’Iggy Pop (aussi fort qu’il le peut au grand dam de ses voisins). En revanche, il ne peut pas échapper à sa phobie du vide, autrement que par une vigilance absolue, ou un refuge dans l’espace du dessin. L’artiste, avant sa venue à paris, ne supportait même pas la simple vue d’une carte postale de la Tour Eiffel !

2012 | encre de Chine, encre, tempera et vernis acrylique sur papier | 40 x 62.1

DU BON USAGE ESTHÉTIQUE DE LA SCHIZOPHRÉNIE

Si les symptômes schizophréniques sont des plus nuisibles à la vie affective et sociale, ils semblent, en revanche, particulièrement bénéfiques à l’impulsion et à l’inventivité créatrice. Comme le remarquait le philosophe Henri Maldiney : « esthétiquement l’horreur schizophrénique du vide s’accompagne fréquemment d’un maniérisme destiné à occulter ce vide ». La stéréotypie, le bourrage, la dissémination des détails, la miniature, tout semble fonctionner en ce sens. De fait, les œuvres de Peter Kapeller utilisent une variété de registres scripturaux qui mêlent et démêlent poèmes, lettres, insultes et slogans ; aussi bien qu’une diversité de styles qui vont de l’enluminure à la miniature des graphismes. L’artiste peut ainsi brouiller la frontière ténue entre le pictural et l’écrit. De même les techniques des dessins témoignent d’une audace qui dépasse de loin la simple stéréotypie ! A l’image, parfois, d’un tapis écossais ou d’un patchwork, les œuvres de Kapeller requièrent une multiplicité de procédures méticuleuses (tamponnages, quadrillages, grillages, dessins de trames), le tout surchargé d’arabesques décoratives et agrémenté d’une palette de couleurs particulièrement nuancée et discrète au regard de la profusion formelle ! Le regard se perd inévitablement dans tous ces labyrinthes ! Enfin l’usage de l’acrylique contribue à faire de ces images de véritables événements telluriques en introduisant une dimension plastique des plus aléatoire proche du tachisme. Cela évoque, parfois, certaines bordures chères à Alechinsky ou l’impulsivité de l’action painting.
Support of Information | 2013 | encre, encre de Chine, tempera, stylo à bille et vernis acrylique sur papier | 49.9 x 69.8 cm

UNE ŒUVRE OUVERTE

Outre leurs qualités esthétiques, les dessins de Kapeller loin de se réduire au statut de documents « cliniques », (témoignant de certains états vécus par des personnalités psychotiques), semblent également rendre compte d’une forme d’expérience propre à notre monde contemporain que Benjamin ou Valéry appelaient, déjà, la “barbarie« moderne : à savoir l’éclatement de l’expérience et de la sensibilité et à laquelle l’esthétique du choc ne pouvait que répondre. De fait, la créativité de Kapeller, aussi riche plastiquement que thématiquement, s’apparente tout autant à une forme nécessaire de catharsis individuelle (de l’artiste lui-même), que d’art-thérapie à l’égard du corps social. D’ailleurs, si ses dessins relèvent à la fois du carnet de notes et du journal intime, ils entremêlent également son chaos personnel à celui de la société, et s’inscrivent ainsi dans une sorte de contre-culture. A cet égard Kapeller se sent très proche de son compatriote Thomas Bernhardt dont il pastiche le style, en écrivant des phrases inscrites en lisières de ses dessins en échos de celles de son mentor. Claire Margat constate : « Peter Kappeler vit à Vienne ; et Vienne n’est pour lui rien d’autre que le creuset social d’abrutissement et de folie réciproque dont il doit se tenir absolument à l’écart pour pouvoir survivre. En marge de l’un de ses dessins, on peut lire : « je ne veux pas voir les viennois, écrit Peter Kapeller, pendant 42 ans ils m’ont presque tué, ils se sont toujours moqués de moi, quand on a souffert 42 ans on ne veut pas voir les assassins ». « Thomas Bernhardt : à Vienne un génie est toujours seul.Un génie doit veiller à ne pas être assassiné par les viennois. Un génie est seul ».
Contrairement à la formule de Dubuffet selon laquelle les créateurs d’art brut seraient restés « indemnes de culture », Peter Kapeller est totalement perméable à son environnement culturel. Non seulement il est imprégné de culture viennoise, mais il en connaît ses dissidences et ses tensions. Et si l’artiste donne bien forme au fourmillement d’hallucinations qui travaillent ses nuits insomniaques et vigiles, sa solitude est peuplée des réminiscences (lectures, informations, images, sons) issues de son environnement culturel qu’il exècre bien souvent. Comme l’écrit Christian Berst dans l’avant-propos au catalogue d’exposition : « À examiner ses bribes d’insomnie, l’on se raccroche comme l’on peut à des lambeaux de phrases, à des silhouettes surgies d’un enchevêtrement de lignes, à des lueurs et des colorations ménagées dans ce tumulte ou gagnées sur cet océan d’encre. Il y a là aussi des noms qui attestent que Kapeller est un observateur lucide - à défaut d’en être un acteur à part entière - du paysage culturel de son pays : on y croise Elfriede Jelinek, sœur d’affliction, Thomas Bernard, frère de génie ou Herman Nitsch, »salaud« abhorré.
2012 | encre de Chine, encre, tempera, stylo pointe fibre et vernis acrylique sur papier | 59.8 x 69.7 cm

CONTEMPORANÉITÉ DE L’ART BRUT

Peter Kapeller, au delà sa propre schizophrénie, témoigne de notre monde contemporain en manifestant cette épreuve du chaos qui en constitue la teneur et le fond. Il rejoint, en ce sens, d’autres artistes qui par leur sensibilité, ont pu détecter les formes futures et présentes de leur temps : Kafka, Huxley, Orwell. Kafka procédait, par exemple, selon Deleuze, au « démontage des grandes machines sociales de son temps » : machines bureaucratiques mais aussi familialistes.
Si la modernité se caractérisait par une forme d’effroi devant la béance de l’infini, le contemporain se manifeste avant tout par l’épreuve du chaos. Ce ne sont plus les espaces infinis, ni les décentrements de l’âme ou de la chair qui suscitent nos vertiges, mais le sentiment d’être confronté à des mondes étrangers, aussi bien dans notre relation à l’espace commun, qu’au niveau de notre expérience intérieure. Peter Kapeller propose des œuvres qui donnent une véritable consistance esthétique à cette nouvelle subjectivité contemporaine, en soumettant le spectateur à l’épreuve de la complexité dans chacune de ses œuvres par l’obsession du détail et de la dissémination du sens. De fait, les œuvres de Kapeller sont à l’image de ce « contemporain » dont nous sommes les témoins, dans la mesure où elles condensent cette dimension « chaosmique » de notre temps dont parlait Félix Guattari. La « chaosmose » désigne cette mise en rapport, sous la forme d’un collage de dimensions foncièrement hétérogènes, d’univers étrangers les uns aux autres ; de « plurivers » selon la belle expression du philosophe Jean Clet Martin. A l’instar de la multitude d’espaces et de temporalités qui tapissent nos tablettes numériques, les créations de Kapeller témoignent d’un temps qui n’a plus rien de linéaire, mais semble nappé de temporalités feuilletées. L’espace euclidien cède la place à des topologies étranges rapprochant le proche et le lointain. Les infinis se croisent, se fragment et s’enroulent en d’étranges figures. Une copie d’un dessin de Dürer croise la figure de Mickey en marge d’une citation de Thomas Bernardht !
Peter Kapeller L’œuvre au noir. Galerie Christian Berst 09 déc.- 24 janv. 2015 Paris 3e.
Sources : La Diagonale de l'art / Philippe GODIN
http://diagonaledelart.blogs.liberation.fr/2015/01/15/du-danger-de-ne-pas-dessiner-peter-kapeller-luvre-au-noir/
Merci à Pascale Bietry pour son aide stimulante à Blogarat.