jeudi 12 mars 2015

ELOGE DE LA DEESSE FOLIE





ELOGE
DE LA DÉESSE FOLIE,
IRIS OU PÂGALPAN DÉVÎ,
POUR LA VICTOIRE DE LA LIBERTÉ
*    *
*
« Nous souffrons d’une pourriture, de la pourriture de la Raison. L’Europe logique écrase l’esprit sans fin entre les marteaux de deux termes, elle ouvre et referme l’esprit. Mais maintenant l’étranglement est à son comble, il y a trop longtemps que nous pâtissons sous le harnais. L’esprit est plus grand que l’esprit, les métamorphoses de la vie sont multiples. Comme vous, nous repoussons le progrès : venez, jetez bas nos maisons. »
– Antonin Artaud, Lettre aux écoles du Bouddha.
*
« Lucidité ou non lucidité, il y a une lucidité que nulle maladie ne m'enlèvera jamais, c'est celle qui me dicte le sentiment de ma vie physique. »

– Antonin Artaud, Lettre à monsieur le Législateur de la loi sur les stupéfiants.
*
Messieurs

Les lois, la coutume vous concèdent le droit de mesurer l'esprit. Cette juridiction souveraine, redoutable, c'est avec votre entendement que vous l'exercez. Laissez-nous rire. La crédulité des peuples civilisés, des savants, des gouvernements pare la psychiatrie d'on ne sait quelles lumières surnaturelles. Le procès de votre profession est jugé d'avance. Nous n'entendons pas  discuter ici la valeur de votre science, ni l'existence douteuse des maladies mentales. Mais, pour cent pathogénies prétentieuses où se déchaîne la confusion de la matière et de l'esprit, pour cent classifications dont les plus vagues sont encore les plus utilisables, combien de tentatives nobles pour approcher le monde cérébral où vivent tant de vos prisonniers ? Combien êtes-vous par exemple, pour qui le rêve du dément précoce, les images dont il est la proie sont autre chose qu'une salade de mots ? 

Nous ne nous étonnons pas de vous trouver inférieurs à une tâche pour laquelle il n'y a que peu de prédestinés. Mais nous nous élevons contre la droit attribué à des hommes, bornés ou non, de sanctionner par l'incarcération perpétuelle leurs investigations dans le domaine de l'esprit.

Et quelle incarcération !  On sait – on ne sait pas assez – que les asiles, loin d'être des asiles, sont d'effroyables geôles, où les détenus fournissent une main-d'œuvre gratuite et commode, où les sévices sont la règle, et cela est toléré par vous. L'asile d'aliénés, sous le couvert de la justice, est comparable à la caserne, à la prison, au bagne.

Nous ne soulèverons pas ici la question des internements arbitraires, pour vous éviter la peine de dénégations faciles. Nous affirmons qu'un grand nombre de vos pensionnaires, parfaitement fous selon la définition officielle, sont eux aussi, arbitrairement internés. Nous n'admettons pas qu'on entrave le libre développement d'un délire, aussi légitime, aussi logique que toute autre succession d'idées ou d'actes humains. La répression des réactions antisociales est aussi chimérique qu'inacceptable en son principe. Tous les actes individuels sont antisociaux. Les fous sont les victimes individuelles par excellence de la dictature sociale ; au nom de cette individualité qui est le propre de l'homme, nous réclamons qu'on libère ces forçats de la sensibilité puisque aussi bien il n'est pas au pouvoir des lois d'enfermer tous les hommes qui pensent et agissent.

Sans insister sur le caractère parfaitement génial des manifestations de certains fous, dans la mesure où nous sommes aptes à les apprécier, nous affirmons la légitimité absolue de leur conception de la réalité, et de tous les actes qui en découlent.

Puissiez-vous vous en souvenir demain matin à l'heure de la visite, quand vous tenterez sans lexique de converser avec ces hommes sur lesquels, reconnaissez-le, vous n'avez d'avantage que celui de la force.

– Antonin Artaud, Robert Desnos et Théodore Fraenkel, Lettre aux médecins-chefs des asiles de Fous.


(Naga Baba méditant, dans une Foire au Pot, fête sacrée, à Calcuta)

Article de Dino CASTELBOU, peintre, poète et écrivain.
Blog :
Mis en ligne avec l'aimable autorisation de Dino Castelbou