samedi 18 avril 2015

L'EMPREINTE ET LE DÉCHIFFREMENT: GÉOPOÉTIQUE ET GÉOGRAPHIE HUMANISTE (partie 3)

LA ROUTE BLEUE. DÉCHIFFRAGE

Pourquoi aime-t-on un livre? L'attachement à un visage, à un paysage, à un objet, provient du rêve fruité où il nous emporte. On avait imaginé le monde ainsi, et tel il nous apparaît, sous la netteté du trait et la finesse du contour. Coïncidence avec une réalité pressentie, mais à l'état de brouillon. Car la plupart du temps, nous voyons double. La vision s'éclaircit par la grâce d'une magie qui nous rend à la beauté du monde. La Route bleue de Kenneth White m'a donné accès à une couche de réalité de plus en plus rare, où l'esprit réoxygéné se laisse ensorceler. Quelques livres par année me procurent la même sensation. Certains sont des poèmes de plein vent, d'autres des poèmes de la fenêtre fermée, la plupart du temps l'alternance des deux moments:

Tirer l'horizon jusqu'à nous
le déployer dans la rue comme un drapeau,
embraser, de son corps nu,
l'air, le cœur et les recoins
et fermer les fenêtres pour qu'il ne s'échappe
Roberto Juarroz 15

Un bon livre doit avoir conscience de ses limites; La Route bleue est un livre de la route, d'itinéraire, extérieur et intérieur, mais qui, en dépit de son économie de moyens, fait naître l'étincelle émotive qui nous achemine vers un état translucide. J'ai pensé à Siddhartha de Hermann Hesse en le lisant. Pourtant, Siddhartha n'est pas l'ouvrage du voyage par excellence chez Hesse, mais un point commun m'a frappé: les références à un Orient, symbole de lumière spirituelle et de régénération métaphysique. Ce que l'Inde est à Siddhartha, les Indiens et le Nord canadien le sont à La Route bleue. La jonction de l'extrême Nord-Ouest avec l'extrême Nord-Est par le passage mythique de Béring prend ici toute sa valeur: il a permis à une sagesse immémoriale de l'Orient de passer en Amérique. Pointer une boussole n'a jamais suffi à faire un bon livre; il faut un contenu, une force,
un message. Or, si l'on considère ce livre comme l'aboutissement d'une quête géopoétique, on doit en déterminer l'élément dominant. Il y en a plusieurs, comme le froid vivifiant, cette couleur bleue synonyme d'âme, de glace et de conscience rapprochée, les grands espaces qui «enveloppent» les villes, les Indiens qui entretiennent une relation primitive et sacrée avec la Terre. Toutefois, pour moi, l'élément clé, c'est le souffle. Comme le fleuve de Siddhartha renvoie à un archétype géographique fondamental (le passage du temps, le miroir de Narcisse, le lieu de la réincarnation ... ), le souffle, dans La Route bleue, est le vecteur de la redécouverte de l'être. Il donne accès à un niveau de conscience supérieur du monde et de soi. Le Labrador, but du voyage, incarne un désir de purification intérieure. Le libraire rencontré à Montréal l'annonce:

«Et c'est alors que, saisi d'émerveillement, il dit quelque chose qui ouvre l'esprit, qui illumine, quelque chose: comme ça souffle! C'est cela, la baleine blanche et le grand vent: le Labrador». 16

Le vent, dans La Route bleue, n'est pas synonyme de colère ou de frayeur (le vent qui siffle, le vent de la tempête), mais de souffle «invigorant», comme l'écrit Walt Whitman, cité par Gaston Bachelard 17. Le vent, ambivalent dans sa douceur ou dans sa furie, devient souffle dans la pensée de Kenneth White, comme dans la pensée indienne qui accorde une si grande importance à la physiologie aérienne (les techniques respiratoires, le yoga ... ). Gaston Bachelard écrit dans L'air et les songes:
«Le vent, pour le monde, le souffle, pour l'homme, manifestent 'l'expansion des choses infinies'. Ils emportent au loin l'être intime et le font participer à toutes les forces de l'univers.» 18

D'autres métaphores spatiales voisinent avec cet amour du vent arrêté par aucun obstacle. Il y a par exemple «ces bribes de pensée (qui) me sautillent dans la tête - comme les scintillements du soleil sur le Saint-Laurent» 19. Ou le Labrador «déversant sa blancheur sur le monde». J'aimerais toutefois en venir au sens de la ville dans l'ouvrage. Montréal, le point de départ, qui fait déjà partie du voyage, apparaît comme gentiment humaine, mais l'auteur ne s'y attarde pas, car son souffle est trop court. A Chicoutimi, ville moyenne, il nous est dit que si l'on veut trouver un soupçon de vie aujourd'hui, il vaut mieux aller au musée 20. Pourquoi? parce que les musées renvoient à des représentations de paysages, de visages, de corps, plus lisibles, plus présentes, plus prenantes que la plupart de celles visibles dans la rue. C'est que, comme l'explique Franco Farinelli 21 dans sa magistrale Théorie de la Géographie, le paysage contemporain cèle une grande partie de ses formes structurantes, qui s'établissent dans des réseaux invisibles: c'est la fameuse «télérnatisation de l'espace». Notre époque est celle du retrait du paysage humain hors des espaces publics; la «grande ville mondiale» qu'avait projetée Oswald Spengler dans les années vingt a été remplacée par une «grande banlieue mondiale» interconnectée et sans surprise.

Le narrateur, sur la jetée de Sept-Iles, sur les bords glacés du Saint- Laurent, à Mingan ou à Schefferville, se trouve dans un monde qui a encore un sens. Ce monde est lisible, et il perd de son opacité au fur et à mesure qu'on progresse vers le Nord, plus vif, plus froid, plus transparent, aux étendues peu peuplées. Le sens intellectuel du héros, qui était timide parce que brouillé au départ de Montréal, gagne en acuité. Celui-ci discerne les réalités sociales comme le viol de la nature par  les
exploitations minières, la perte du sens du monde pour les Amérindiens déboussolés et hébétés, qui voient les hélicoptères remplacer les libellules, les tracteurs à chenilles supplanter la communauté  des grenouilles 22. La civilisation industrielle «détruit l'espace dans lequel elle peut s'accomplir: l'espace de la solitude et du silence» 23. C'est cet espace existentiel, que je définissais, après Dardel, comme le lieu d'accomplissement du destin humain sur Terre, que le narrateur est venu rencontrer au Labrador. Un espace où il nous est encore permis de souffler, de contempler, de méditer. C'est pourquoi cette terre bleue à la lune finement découpée, au soleil rougi par les lamelles de glace, compose non pas une métaphore géographique astucieuse, mais la métaphore fondamentale d'un espace rempli de clarté et de silence. Une nature sacrée peu entamée par la machine, un nouveau «paradis terrestre» que les «tours operator» ont encore peu investi, au contraire des tropiques. Les derniers chapitres, «Ungava» et «Le grand rêve éveillé», nous font quitter la «pseudo-vie» qui se perd en poursuites et en discours secondaires 24, pour gagner un univers de clarté suprême, de nature mystico-poétique. Dans le poème du «rêve éveillé», le monde se présente, comme à Siddhartha sur la fin, «débarrassé du voile de la Maya, pour ne livrer que sa pure réalité phénoménale:

Seulement les traces bleues sur la
neige le vol des oies sauvages
et les feuilles rouges de gel 25

Une expérience fondamentale se cache en filigrane de ces mots (les mots sont un masque) qui prend la forme du temps. La géopoétique, bien qu'elle affirme le primat de la géographie sur l'histoire, ne nie pas la conscience temporelle. L'espace, comme chez les romantiques, y acquiert une dimension existentielle en passant par le prisme du temps, intimement lié aux pérégrinations du moi. Sur le haïku, ce bref poème japonais qui va droit au but, Kenneth White écrit: «ils (les haïkus) peuvent nous ôter un poids énorme des épaules - tout ce fardeau personnel» 26. Le temps est suspendu, l'existence est rendue au vent, à la pluie, à la glace, à elle-même. Avec le frissonnement d'angoisse que procure cet univers blanc qui se passe aisément de la présence de l'homme. On comprendra que la géopoétique ne parle pas que des pierres, du sable et des fleurs, de la glace, du soleil et des ruines, elle parle aussi des retrouvailles de l'homme avec lui-même. En cela, elle est un humanisme géographique.

                                                              Une poésie
                                                     fluide comme le souffle
                                            une poésie comme le vent et la feuille
                                                                d'érable
                                                         (Kenneth White) 27

15 Roberto JUARROZ, Neuvième poésie verticale. Trad. de l'espagnol par Roger
Munier, Brandes, Paris, 1986, n° 13.
16 Kenneth WHITE, La Route bleue, trad. de l'anglais par Marie-Claude White, Grasset,
Paris, 1983, p. 16.
17 Gaston BACHELARD, L'air et les songes. Essai sur l'imagination du mouvement,
José Corti, Paris, 1943, p. 256.
18 Idem, p. 269.
19 Kenneth WHITE, La Route bleue, op. cit. p.
20 Idem, p. 51.
21 Franco FARINELLI, Pour une théorie générale de la géographie, (textes
rassemblés), Géorythmes 5, Département de géographie de l'Université de Genève, 1989.
22 Kenneth WHITE, La Route bleue, op. cit., p. 161.
23 Idem, p. 165.
24 Idem, p. 209.
25 Idem, p. 218.
26 Idem, p. 145.
27 Idem, p. 219.

 LÉVY, Bertrand. L'empreinte et le déchiffrement : géopoétique et géographie humaniste.
Cahiers de géopoétique, 1992, vol. 1, Série Colloques, p. 27-35