dimanche 13 septembre 2015

Contention : la dérive sécuritaire !

Par Eric Favereau (mis à jour à

«Mardi 23 juin 2014. Le patient est calme mais, par précaution, la chambre d’isolement est préparée pour le mettre sous contention s’il devient agressif.»

«Mardi 23 juin 2014. Le patient est calme mais, par précaution, la chambre d’isolement est préparée pour le mettre sous contention s’il devient agressif.» Photo Jean-Robert Dantou. Agence VU. (lire aussi en fin d'article.
Un collectif de psychiatres lance un appel contre cette pratique qui consiste à attacher les malades.
  • Psychiatrie: la dérive sécuritaire
Ce sont des mots terribles, à la hauteur des dérives qui traversent la psychiatrie. Et c’est un appel à y mettre fin.
«Des pratiques d’un autre temps, d’un autre âge se déroulent quotidiennement dans notre pays : celles de la contention physique», lâche le Dr Hervé Bokobza, un des fondateurs du Collectif des 39, longtemps directeur d’un établissement pour jeunes psychotiques. Cette figure du milieu poursuit : «En France, chaque jour, on enferme, on immobilise, on attache, on sangle des personnes malades. Ces pratiques inhumaines avaient quasiment disparu. Or, et les contrôleurs des lieux de privation de liberté l’ont constaté, elles sont désormais en nette augmentation et qui plus est banalisées, comme des actes ordinaires. Dans le projet de loi sur la santé, il est même écrit, non sans cynisme ou ignorance, que ces actes auraient des vertus thérapeutiques.»
  • Inefficacité

Pour lui, et pour quelques autres, cela ne peut plus durer. C’est pourquoi ils lancent un appel ce mercredi, lors d’un colloque au Sénat (1). «Dire non aux sangles qui font mal, qui font hurler, qui effraient plus que tout, c’est dire oui à un minimum de fraternité, c’est réaffirmer qu’il est possible de faire autrement. Dire non c’est remettre au travail une pensée affadie, devenue glacée, c’est poser un acte de régénérescence.»

A lire l'interview du député PS Denys Robiliard, qui a déposé un amendement pour encadrer les pratiques de contention en dernier recours 

 Aux yeux de ces psychiatres, il y a urgence car nous ne sommes plus seulement face à quelques dérapages isolés. «La contention est un indicateur de la bonne ou de la mauvaise santé de la psychiatrie, souligne le Dr Jean-Claude Pénochet, président du Syndicat des psychiatres des hôpitaux. Plus elle va mal, plus la contention sera utilisée.» Et c’est le cas. Tous les acteurs notent une progression des mesures de contention, avec les chambres d’isolement, des moyens pour attacher les malades, certains relevant une culture du personnel soignant qui a été modifiée.
La docteure Christiane Santos, secrétaire générale de l’Intersyndicale de défense de la psychiatrie publique, a mené une enquête qui a fait ressortir que la pratique de la contention est utilisée presque partout. Et n’est même plus débattue. Le Dr Thierry Najman, qui dirige un pôle important de psychiatrie dans un hôpital de l’Ile-de-France, sort un livre, Lieu d’asile (2), qui pointe ces dérives. Et surtout, au-delà des questions éthiques, il démontre leur inefficacité et leur incohérence.
A l’hôpital d’Etampes (Essonne) par exemple, sur neuf unités d’hospitalisation, huit sont des structures fermées. Pourquoi ? «Parce que c’est plus pratique.» De même, à Gonesse, Pontoise, Argenteuil ou Eaubonne (Val-d’Oise), la plupart des services le sont aussi. «Alors que ces décisions de privations de liberté ressortent d’une décision médicale, cette fermeture n’est de fait justifiée que pour des raisons dites de sécurité», écrit Thierry Najman.

 A lire, notre reportage de Blois à Paris, la psychiatrie au quotidien

Autre exemple, plus inquiétant, celui des détenus en prison transférés à l’hôpital psychiatrique, où ils vont connaître un régime hors de toute légalité : «Or ils ne sont plus prisonniers, ils sont patients. Ils sont pourtant mis en chambre d’isolement pendant toute la durée de leur hospitalisation. Et ils sont attachés.» Il cite l’un d’entre eux, contenu depuis des semaines. «Il se comparait à un corps dans un cercueil»,raconte le Dr Najman.
  • Violence

Même si la loi l’exige, il n’y a bien souvent aucune prescription médicale, ni pour la contention ni pour l’isolement. Le Dr Najman parle «de grande régression» et dénonce des «raisons invoquées […] tronquées». En effet, on justifie les services fermés par la crainte des fugues alors qu’il n’y en a pas plus dans les services ouverts :«Les notions de précaution et de sécurité pèsent de plus en plus dans l’organisation du système sanitaire, en violation de la dimension clinique qui insiste pour que les patients soient et doivent demeurer libres.» Un rapport récent de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) tempère par ailleurs la dangerosité de ces fugues : «Dans la grande majorité des cas, les malades fuguent à pied, en plein jour, par le portail central de l’établissement et, dans la quasi-totalité des cas, le retour est rapide et les fugues sans conséquence.»
«Le principal risque est de toujours vouloir se protéger»,note le Dr Najman qui montre dans son ouvrage combien les services fermés et la contention engendrent de la tension et de la violence. «La liberté de circuler est bafouée alors que c’est un droit, y compris pour les patients hospitalisés sans consentement», déclarait encore le contrôleur général des lieux de privation de liberté.
On en est là : des pratiques illégales et leur banalisation encore plus déroutante. Le Dr Bokobza lance, comme un défi : «C’est notre responsabilité de soignants, c’est celle de tout citoyen éclairé de s’opposer fermement à ces actes de contention qui déshumanisent les malades mentaux… Qui d’entre nous supporterait de voir son enfant ou son parent proche, ou un ami, en grande souffrance psychique, attaché, ligoté, sanglé, isolé ? Qui accepterait de s’entendre dire que c’est pour le bien de cette personne chère, alors qu’il est possible d’agir autrement ?» Et il déclarera, ce mercredi au colloque : «Mesdames, messieurs les sénateurs, nous sommes là. Ne pas céder à cette peur nous revient, vous revient à vous, les élus du peuple. Il nous revient d’affirmer haut et fort qu’une psychiatrie sécuritaire va à l’encontre des intérêts des patients et de la société dans son ensemble. Nous sommes persuadés que dire non à la contention, que proscrire cet acte redonnera confiance et dignité à tous les acteurs du système de soins et permettra que la citoyenneté retrouve sa raison d’être.»
Sera-t-il entendu ? Aujourd’hui, cette question tétanise tout le milieu de la psychiatrie.

(1) Colloque «39 alerte», organisé par le Collectif des 39 en collaboration avec l’association Humapsy et le collectif Le fil conducteur, sous le parrainage de la sénatrice (EE-LV) Aline Archimbaud. Rens. : www.collectifpsychiatrie.fr

(2) Lieu d’asile, manifeste pour une autre psychiatrie,de Thierry Najman, éd. Odile Jacob. Postface de Pierre Joxe.

Lire aussi le blog «Sur la diagonale du fou…» sur Libération.fr

Photo : Jean-Robert Dantou interroge les limites de la représentation photographique dans le champ de la psychiatrie, ainsi que nos propres représentations de la folie. Fruit d’une recherche de plusieurs années en collaboration avec une équipe de recherche interdisciplinaire coordonnée par Florence Weber, directrice du département de l’Ecole normale supérieure, le photographe de l’agence Vu publiera une trilogie à l’automne, Les murs ne parlent pas, aux éditions Kehrer.

Eric Favereau 
http://www.liberation.fr/societe/2015/09/08/contention-la-derive-securitaire_1378418