mardi 22 septembre 2015

La guerre d’Espagne sous tous ses angles.

mercredi 26 août 2015, par Serge Bonnery

 
« Les réfugiés espagnols arrivent en France... La foule des réfugiés au Perthus » : photographie d’Auguste Chauvin transmise au New York Times depuis Perpignan le 29 janvier 1939 (collection particulière).  

A la fin des années 30, le photographe perpignanais Auguste Chauvin avait installé son studio sur le boulevard Clémenceau. Et il était l’un des rares, dans la région, à posséder un appareil conçu par un ingénieur français, Edouard Belin, qui lui donna son nom. Le « bélinogramme » (ou « bélinographe ») permettait de transmettre les photographies à distance par voie téléphonique.

Cette révolution technologique s’avéra précieuse lorsque les quelque 135 journalistes massés à la frontière franco-espagnole pour « couvrir » l’exode des Républicains espagnols, durent, par tous les moyens, transmettre leurs images qu’attendaient les Unes des journaux de l’époque.

Chercheur, commissaire d’expositions, Eric Forcada n’a de cesse de scruter les documents qui témoignent de la Retirada. Lors d’une vente publique, il a pu acquérir un lot de 42 tirages de presse racontant les derniers mois de la guerre civile, entre la chute de Barcelone le 26 janvier 1939 et, au même moment, l’arrivée massive de réfugiés sur le sol français.


Toutes ces photos étaient destinées au Wide World Photo, l’agence américaine adossée au New York Times. Or ces images, pour traverser l’Atlantique, ont toutes transité par le studio d’Auguste Chauvin. Elles ont « roulé » sur son bélinogramme, accompagnées de leurs légendes qui permettent aujourd’hui de les situer sans trop de difficulté dans l’espace et le temps.

« C’est ainsi que nous savons que Robert Capa était à Perpignan le 31 janvier 1939, sain et sauf », se réjouit Eric Forcada. Pour preuve : le télégramme envoyé au directeur de la photographie du magazine Life depuis les bureaux parisiens de The March of Time. L’info venait de... Perpignan d’où le célèbre photoreporter avait pu « beliner » - transmettre - ses images.

« Est-ce que les territoires ont une vocation ? », se demande Eric Forcada. Qui sait ? Le fait est que cinquante ans avant la création de Visa pour l’Image, Perpignan fut, en 1939, un centre du monde pour le photojournalisme.

Mais Eric Forcada ne s’intéresse pas seulement à la photographie de reportage pendant la guerre d’Espagne. Il a aussi sorti de l’ombre la collection de dessins d’un jeune artiste barcelonais des années 30 : Josep Subirats [1].
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 Le camp du Barcarès - Aquarelle de Josep Subirats (collection musée d’histoire de la Catalogne) 
 
Issu des Beaux-Arts, Subirats avait un réel talent pour l’affiche de propagande qu’il mit au service de la République espagnole à l’époque où il était encore nécessaire de convaincre.
En février 1939, Josep Subirats se retrouve au camp du Barcarès avant d’être transféré à Argelès puis au Champ de Mars à Perpignan. Ses dessins constituent un précieux témoignage sur la vie dans les camps français.

Mais, prévient Eric Forcada, l’œuvre de Subirats revêt « une valeur documentaire plus rare encore », en ce qu’elle montre aussi « les vaincus de l’intérieur », ceux qui n’avaient pas passé la frontière et se sont retrouvés internés dans leur propre pays. « Nous avons avec Subirats un témoignage saisissant sur toutes les facettes de l’Espagne vaincue et soumise », souligne Eric Forcada.

En figeant la vie quotidienne des camps, les dessins de Josep Subirats participent, selon lui, d’un « réalisme salvateur ». Et pour cause : « Il avait besoin de cet ancrage dans le réel pour ne pas devenir fou... »

Du Barcarès à Mathausen

Chacun a en mémoire la photo de Robert Capa montrant une colonne de réfugiés encadrés de gendarmes sur la plage du Barcarès. Au premier plan de cette image, un homme a été identifié. Il porte un pied photographique sur l’épaule. Il s’appelle Francesc Boix. Il a alors 19 ans.

 Francesc Boix au camp de Mathaüsen 

 Déporté à Mathausen, il lui sera confié l’identification photographique des internés. Cette fonction lui a aussi permis de réaliser des reportages clandestins qui, précise Eric Forcada, « constitueront autant d’éléments à charge contre le régime nazi lors du procès de Nuremberg » où Francesc Boix a lui-même témoigné.

Le document photographique prend dès lors une nouvelle dimension. Il devient « une preuve par l’image de l’innommable », cette barbarie perpétrée par des hommes à l’encontre de leurs semblables. Aucune des images de Capa, Taro, Chim ou Centelles ne sont neutres. C’est dans ces années noires du XXe siècle, des plages du Roussillon aux camps nazis, siècle que « le photoreportage acquiert son statut de grand témoin » et que l’image devient « le prisme de la compréhension » de l’Histoire.


« Pour que ce passé ne s’oublie pas »

Un séminaire dont les actes sont publiés aujourd’hui, s’est penché sur les représentations des chemins d’exils. Michel Cadé, président de l’institut Jean Vigo de Perpignan, explique.

Les déplacements forcés de populations, de « ceux qui n’ont pas le choix », insiste l’historien perpignanais Michel Cadé, ceux que les guerres, la maladie, la faim, jettent sur les routes incertaines du monde, forment le long cortège funèbre de l’histoire du XXe siècle. C’est à la manière dont ces chemins vers l’exil ou les camps ont donné lieu à représentation que s’est intéressé le dernier de trois séminaires transfrontaliers organisé en 2012 à Perpignan sous l’égide de l’institut Jean Vigo.

Ainsi que l’écrit Michel Cadé dans l’introduction aux actes du colloque qui viennent de paraître, il convient de distinguer deux temps de la représentation. « Celui de l’événement et de sa traduction immédiate » et celui « des constructions a posteriori » qui constituent, en quelque sorte, une médiatisation « de seconde main ».

La traduction immédiate d’un événement tel que la Retirada s’effectue notamment à travers un nouveau mode de représentation en pleine expansion à cette époque : la photographie dite de témoignage. Mais qu’ils soient extérieurs au conflit - tels le reporter photographe Robert Capa - ou qu’ils le vivent de l’intérieur comme Agusti Centelles, tous ces témoins expriment, selon Michel Cadé, « la difficulté pour la photographie à rendre compte du sens même d’une migration ». Ce qui, explique l’universitaire, « conduit les médias à privilégier des figures individualisées prenant valeur d’icône ». Laquelle a pour fonction de « transcender le temps de l’événement ».

 C’est ainsi que ces images nous parlent encore aujourd’hui, de même qu’elles ont pu susciter l’émotion - c’était le but - chez ceux qui les découvraient dans les journaux de l’époque.

Le séminaire s’est aussi intéressé à un autre mode de représentation, a posteriori celui-là, et qui est pour l’essentiel le fait d’artistes contemporains. « Comment, résume Michel Cadé, des artistes parlent de ces événements du passé en résonance avec ce qui se déroule aujourd’hui sous nos yeux ».

Les exemples ne manquent pas depuis quelques décennies. « Cette résonance avec le présent est forte », estime le président de l’institut Jean Vigo. « Quand on utilise le passé comme inspiration, c’est pour parler du présent », pense-t-il. Si l’une des vertus de l’art est de « renouveler le regard », il permet aussi « d’établir une continuité entre hier et aujourd’hui », effacer, en quelque sorte, « la censure historique et la chronologie ». Et si les expériences évoquées dans les actes du séminaire disent toutes, à leur manière, que l’horreur n’est pas de l’ordre du représentable - et qu’il faut donc lui trouver des langages de substitution - elles ne constituent pas moins un moyen de lutte contre l’effacement. « Ces artistes œuvrent tous, est convaincu Michel Cadé, pour que ce passé ne s’oublie pas ».

 Le camp du Barcarès - Aquarelle de Josep Subirats (collection musée d’histoire de la Catalogne)  

Trois séminaires

La question des déplacements forcés et des exils au XXe siècle a donné lieu, entre 2010 et 2012, à trois séminaires transfrontaliers dont le dernier s’est déroulé à l’institut Jean Vigo de Perpignan et dont les actes sont publiés aujourd’hui. Michel Cadé, professeur émérite à l’université de Perpignan et président de l’institut Jean Vigo, rappelle : « Ces trois séminaires ont rassemblé le Musée mémorial de l’exil de La Jonquère, le Mémorial du camp de Rivesaltes, les universités de Perpignan et de Gérone et l’institut Jean Vigo qui ont souhaité faire ensemble le point sur leurs recherches propres et les mettre en commun ».

Le premier séminaire qui avait eu lieu à La Jonquère, portait sur les déplacements forcés dans l’histoire du XXe siècle, la réflexion ne se limitant pas au seul événement que fut la Retirada tant le XXe siècle a été fortement marqué par les migrations et exils de populations. Le deuxième séminaire, à Rivesaltes, s’était penché sur les conséquences de ces déplacements du point de vue psychosomatique. Enfin, le dernier s’est intéressé à la manière dont ces drames ont donné lieu à représentation, tant sur le plan journalistique et documentaire qu’artistique.

 Bibliographie

Chemins d’exils, chemins des camps, images et représentations, sous la direction de Michel Cadé. Avec un DVD du film La guerre est proche de Claire Angelini. Editions du Trabucaire. 180 pages, 25 euros.

De la chute de Barcelone à la Retirada, catalogue d’exposition sous la direction d’Eric Forcada. Editions Mare Nostrum. 127 pages, 25 euros.

Agusti Centelles (1909-1985), contient notamment les photos de la guerre civile et du camp de Bram. Editions Actes Sud. 258 pages. 55 euros.

La valise mexicaine, les négatifs retrouvés de la guerre civile espagnole par Capa, Taro et Chim. Editions Actes Sud. 592 pages. 85,20 euros.

Ulysse dans la boue (journal des camps français 1939-1944), par Jaume Grau. Préface, traduction et notes de Marie-Hélène Mélendez. Editions Mare Nostrum. 580 pages, 30 euros.

Sur internet :
Des ressources sur Francesc Boix et Josep Subirats au Musée d’Histoire de la Catalogne de Barcelone.
Musée mémorial de l’exil à La Jonquera, en Catalogne.
Le mémorial du camp de Rivesaltes, dans les Pyrénées-Orientales.