mercredi 11 mai 2016

Dans le monde du travail, le spectre de Taylor rôde encore

Par Roland Gori, Psychanalyste, professeur émérite de psychopathologie à l'université Aix-Marseille — 10 mai 2016 à 17:21

Alors que les débats sur la loi El Khomri à l’Assemblée nationale divisent la gauche, les principes du taylorisme régentent encore le monde du travail, malgré les promesses d’autonomie. Une organisation «scientifique» du travail qui veut en finir avec le collectif.

Frederick Winslow Taylor / Ingénieur

«Nous serions capables d’éteindre le soleil et les étoiles parce qu’ils ne versent pas de dividendes» (Keynes, 1933). Quatre-vingts ans après la victoire du Front populaire, l’organisation «scientifique» du travail (OST), promue par Taylor, règne encore. A l’époque du toyotisme, du benchmarking, de l’organisation horizontale, de la flexibilité et de la «culture du potentiel», on pourrait s’en étonner. Les innovations, en matière de management, ne sont que les métamorphoses d’une même volonté politique et sociale de toujours davantage «plier» l’homme aux nécessités des machines, des entreprises et des productivismes. Les changements, depuis Taylor, proviennent simplement des métamorphoses du système technicien de management, rendues nécessaires par l’extrême numérisation des données, la «virtualisation» des tâches, l’infiltration de l’informatique dans le tissu des «métiers». Mais les principes avancés par Taylor, organiser, contrôler, évaluer, demeurent plus que jamais opérationnels. Des nouvelles formes sociales des évaluations professionnelles aux groupements hospitaliers de territoires (GHT) en passant par le New Public Management, il s’agit toujours davantage d’en finir avec le travail d’équipe et l’éthique des métiers. L’OST pourchasse la «flânerie sous toutes ses formes (1)» permettant aux travailleurs de limiter leurs efforts «pour assurer une occupation suffisante à un plus grand nombre d’entre eux et pour supprimer les sans-travail (2)».Voilà donc la «science» promue «briseur» de solidarité de classe !

Il s’agit, à la suite de Taylor, d’étudier systématiquement les gestes requis pour un acte professionnel, de les décomposer, de les convertir en forces de travail, de les régler, ensuite, sur le modèle étalon du plus performant. Puis, grâce à la séparation entre décideurs et exécutants, il convient d’entraîner les travailleurs à se conformer précisément aux instructions écrites qui guident leurs gestes. La chose est connue. Ce qui l’est moins, c’est l’actualité sociale, l’impensé politique de ce mode d’organisation «scientifique» promu par Taylor : la croyance dans un déterminisme naturel des «lois» qui organisent le travail comme l’économie. Ces lois, inéluctables, occupent la place de la Providence, de Dieu ou de la Nature. Elles relèvent de la pure nécessité technique, à laquelle il convient de «civiliser» hier les ouvriers, aujourd’hui l’ensemble des professionnels.

Ce serait une erreur de croire que ce modèle d’OST ne concernerait que les seuls ouvriers, et que la réduction de cette catégorie sociale renverrait le projet politique de Taylor aux calendes grecques. Le système tayloriste, au nom de l’efficacité instrumentale et procédurale, s’est généralisé à l’ensemble des métiers. Il motive, en partie, le mouvement l’Appel des appels, initié début 2009 : psys, travailleurs sociaux, chercheurs, enseignants, magistrats, médecins, journalistes, acteurs de la culture, etc. s’insurgeaient, alors, face à la prolétarisation de leurs métiers. En 2009, comme en 1911, c’est le même mot d’ordre des décideurs : «Dans le passé, l’homme était tout, ce sera désormais le système (3).» On ne saurait mieux dire. Le taylorisme n’a pas disparu, il s’est infiltré partout jusqu’aux tâches les plus complexes qu’un humain puisse accomplir. Taylor l’annonçait très clairement : l’OST ne saurait concerner seulement «la manutention des gueuses de fonte», les travaux de maçonnerie, etc. Les travaux complexes sont plus encore concernés que les «tâches» simples, et le métier doit s’effacer devant «les lois scientifiques» et le contrôle d’«un homme plus habitué que lui à découvrir les lois, à les développer et chargé de lui apprendre à travailler conformément à ces lois (4).» Alors, dépassé Taylor lorsqu’il détermine un «outil type», qui serve d’étalon «jusqu’à ce qu’on en découvre un meilleur» ? A tous ceux qui diraient : «Vous vous trompez, aujourd’hui, c’est le client qui décide, non le chef !». Je rétorquerais que c’est exactement ce qu’annonce Taylor : face aux conflits d’intérêts qui opposent les employeurs et les travailleurs, un «troisième parti» surgira : «Le consommateur, [qui] se rendra compte des faits et insistera pour que justice soit faite pour tous (sic)», en veillant à ses propres intérêts, et en obligeant les uns, comme les autres, à renoncer à leur passion avaricieuse de demander des augmentations de dividendes et de salaires !

Dans cet univers, rationalisé et déshumanisé, d’autant plus schizophrénique aujourd’hui que le professionnel se dédouble, à la fois exécutant et «contrôleur», par le miracle des nouvelles technologies, le «dressage», selon le mot de la traduction française, s’accomplit parfaitement. Le «changement de mentalité et d’habitudes», auquel aspirait Taylor, œuvre de manière totalitaire dans nos sociétés. Les lois naturelles ne se discutent pas, ne se négocient pas, à l’inverse des lois sociales, elles s’imposent, sans même recourir au 49.3.

Le taylorisme est devenu le Grand Organisateur social, dont les politiques eux-mêmes ne sont plus que les fondés de pouvoir. Le projet politique du taylorisme, c’est, d’une manière ou d’une autre, l’individualisation des résultats et de leur évaluation, la pulvérisation - à tous les niveaux - du collectif. Le préfacier de l’édition française avoue naïvement cette volonté antirépublicaine du projet : la «science économique» en établissant des «lois inéluctables» heurte de front les Républiques ! Eh oui, les citoyens se dressent, debout, face à un système politique d’organisation du travail, dont l’individualisme forcené méconnaît la substance sociale de l’homme. Face à une rationalité purement utilitaire et instrumentale l’individu se montre inévitablement ingouvernable  (5). Madame El Khomri devrait s’en souvenir.

(1) Frederic Winslow Taylor, Principes d’organisation scientifique (1911), Paris, Dunod, 1927, p. 25. 

(2) Précision du préfacier de la traduction française de l’ouvrage, Henry Le Chatelier (p.3). On appréciera l’euphémisme «sans-travail» pour parler des chômeurs. Il est vrai que dans ce passage du texte Le Chatelier avoue l’ambition de la méthode de Taylor : prendre «le contre-pied des idées chères aujourd’hui aux syndicats ouvriers».

(3) Taylor, p. 20.

(4) Taylor, p. 83.

(5) Roland Gori, 2015, l’Individu ingouvernable, Paris, Les Liens qui libèrent (LLL).

http://www.liberation.fr/debats/2016/05/10/dans-le-monde-du-travail-le-spectre-de-taylor-rode-encore_1451708