dimanche 12 juin 2016

La création comme tentative de donner existence à du corps. V.Lescalier by ATRRD

V. Lescalier Psychologue : http://www.psydire.com/

attribué à Jan Metsys, Un fou, Galerie De Jonckheere

La psychose, la structure que l’on rencontre la plus fréquemment dans nos institutions, vient pointer toute la difficulté de l’inscription du lien social, de cette capacité à donner existence à son être. Des angoisses  massives, des  ruptures  étranges, des symptômes  parfois  énigmatiques  touchent  ces sujets au plus profond de leur être. Ils manifestent parfois des discontinuités curieuses à travers des épisodes  qui  viendraient  révéler  un  vide.  Des  désordres  dans  le corps, des  troubles  au niveau du langage ou encore des éléments délirants viennent signer cette pathologie. Ainsi, leur parcours peuvent être  marqués  par  des  errances  ou des  passages  à  l’acte  traduisant  un problème au niveau de  leur arrimage social.
Tous  ces symptômes  témoignent  de  leur  grande  difficulté à être  dans  le  monde avec  les  autres, à donner une existence à leur être.
N’est-ce pas ce qu’ils viennent parfois nous déposer comme mal « je n’arrive pas à trouver et à garder un travail, j’ai du mal à rencontrer des gens, à être avec les autres, je n’ai pas d’appartement comme tout le monde…je n’arrive pas à me faire un nom. »

Les  divers  ateliers  et  pratiques  artistiques  offrent  des  voies  possibles  de  donner  être à ces sujets. D’ailleurs les intervenants nous en ont donné un témoignage plus que probant ; ainsi que des écrivains comme Artaud ou Joyce, des peintres comme Francis Bacon ou encore des danseurs et chorégraphes tel  que  Nijinsky,  tous  de  structures  psychotiques  témoignent  de  leur  capacité à  se faire être,  à maintenir un lien social. Leurs productions littéraires, artistiques font suppléance au maintien du sujet dans une réalité commune. Ces artistes ont pu pour certains éviter un déclenchement de leur psychose ou localiser à minima toute jouissance mortifère.

Le  rapport  du sujet  psychotique au  corps  est lié à  la  question de  la  jouissance.
Seulement,  cette jouissance, n’étant pas soumise à la limite phallique comme dans la névrose, apparaît comme folle, énigmatique, centrée sur le corps du sujet, sur ses organes, sur des objets envahissants (comme la voix, le regard).
En effet, dans la psychose, le signifiant paternel n’intervient pas pour signifier à l’enfant le désir  de la mère.  Ainsi,  celui-ci reste confronté à  une angoissante énigme. Le  désir  de  la mère se présente sur  le  mode  d’une  jouissance  immaîtrisable  pour  un sujet  ne  disposant  pas  du signifiant phallique qui en donne la raison. Donc, le désir de la mère non symbolisé, donne au sujet le risque de s’affronter au désir de l’Autre éprouvé comme volonté de jouissance sans limite. Un réel incontrôlable fait  donc émergence  dans  la  psychose ; les signifiants se  déchaînent  ce  qui  ébranle radicalement l’identification du  sujet,  le confronte à  une  jouissance  morcelante  dont il  ne  saisit pas  l’adresse d’origine. Le corps  du psychotique est  ainsi le siège  de  phénomènes  divers agréables ou pénibles, voluptueux ou angoissants.Le sujet est mis à mal, il éprouve une difficulté fondamentale à coupler le corps et les objets ; une confusion  et  absence  de  limite  du  corps  est  marquée.  La non unification du  corps  témoigne  d’un certain morcellement. La dissolution imaginaire répond au déferlement de la jouissance et le pousse vers « la mort du sujet ».Alors  pour faire  bord  à cette jouissance réelle, folle et  envahissante,  les sujets  élaborent  quelques solutions pour « recoller les morceaux ».

Par  exemple, Francis Bacon, peintre anglais du 20ème siècle a consacré la plus grande partie de ses œuvres au corps humain. On y retrouve dans ces œuvres toute cette problématique de l’existence, du morcellement du corps. Un certain nombre de ces peintures représente le sujet face au miroir. On peut se  demander  pourquoi Bacon peint-il  des  corps morcelés, mis  à mal ;  à  quoi  cela lui sert-il ? A se donner, se construire un corps, à tenter de le réunifier. Face à la jouissance folle, le sujet peut tenter d’en canaliser quelque chose par la production. Mettre sur un support ce réel incontrôlable, fixer ce trop de jouissance.

De même que la peinture, l’écriture vient canaliser cette jouissance ravageante. En effet, la succession de lettres vient comme fixation de jouissance ; le dépôt de jouissance dans l’écriture s’accompagne d’un chiffrage de celle-ci. Chez Joyce, écrivain irlandais, Lacan a discerné les éléments d’une structure psychotique mais sans que la psychose ne se déclenche. Joyce n’a jamais déliré ni déclenché, toutefois des éléments quand à son rapport  au  corps,  à  la  langue et  au langage laissent repérer  la structure  psychotique. Ce  qui  a permis que les choses tiennent ensemble est la fonction de la suppléance de l’écriture.
La suppléance vient pallier un défaut ; elle vient corriger, réparer l’erreur de nouage dans la psychose.L’expérience énigmatique s’atteste à Joyce dans son rapport même à la langue et  au langage. Elle apparaît clairement dans ce qu’il écrit sous le nom d’ « épiphanies ». Les épiphanies comme texte sont des décombres de discours, qui se présentent pour la plupart sous forme de fragments de dialogues. Joyce isole dans l’univers du non sens, une particule. Il découpe dans le réel des fragments et il fait de la  particule  isolée  « psarticule »,  c’est-à-dire  une  particule  de signifiant. La  particule  n’a  pas  de signification, elle reste à l’état pur. Dans le non sens de ces fragments, Joyce affirme reconnaître ce qu’il  appelle  « une  soudaine  manifestation  spirituelle »,  sur laquelle  il  fondait la certitude  de  sa vocation d’artiste.  Il  appelle cela  des  épiphanies  et  va en truffer son  œuvre.  La  qualité  propre  de l’épiphanie est  d’être  suffisante à elle-même.  Les fréquences  des  phrases  interrompues  dans  les épiphanies sont révélatrices d’une carence du bouclage de la signification. On peut les rapprocher de certaines hallucinations verbales. De leur caractère énigmatique, se dépose malgré tout pour Joyce, une signification, celle de sa vocation d’artiste.De plus Joyce veut se faire publier, il veut se faire un nom. Joyce n’aura que l’écriture pour se forger un nom. Dés lors, avec son travail sur la lettre, il veut qu’on parle de lui, dans les universités pendant trois siècle. Joyce fait de son être un nom propre ; Joyce a fait avec son nom propre une suppléance au dérapage  possible  de la  psychose ;  c’est  ce qui fait tenir l’imaginaire. Joyce trouve son  appui dans l’écriture contribuant ainsi à retenir son image.Durant toute son existence, Joyce va jouir de son écriture, de sa littérature ; il a réussi à produire des lettres de jouissance dans ses correspondances.Cette  jouissance  de  l’écriture est le  versant  réel  de  la  suppléance  de  Joyce.  Sa jouissance est appareillée par le langage. Ce qui va lui éviter de faire une crise psychotique, d’être envahie par la jouissance, c’est l’usage qu’il en fait et c’est cela qui va lui donner sa dimension de suppléance. Cette jouissance il va l’adresser, il va la publier dans ses œuvres ; il la cerne et la pacifie.On remarque chez Joyce un « pousse-à-l’écriture » ou à la création qui fait œuvre de suppléance. La lettre  mène à  penser  la  suppléance en  terme  de création  artistique.  Joyce  illustre le concept  de « psychose non déclenchée » où se maintient un sujet chez qui ne se présentent pas les phénomènes psychotiques  indubitables, que sont les  voix  accompagnées  d’idées  délirantes,  cette dimension de décompensation manifeste et d’effondrement imaginaire qui l’accompagne.La création s’est offerte à lui comme voie possible à œuvrer à être au monde avec d’autres, à donner du sens à son existence, à se faire un nom.

Pascal Fauvel et Marie Annick Fraboulet, dans leur pratique, laissent la place au sujet de trouver eux même leur meilleur destin à leur pathologie ; ils instaurent un espace où le sujet est libre de créer une signification personnelle qui apaise son rapport au monde et réunifie son corps.Dans l’exemple cité par Pascal Fauvel, on y retrouve tout le rôle de la lettre de fixer la jouissance envahissante du sujet ; de faire un pas de côté de la plainte, de la logorrhée, des pleurs vers quelque chose de plus vivant. Le travail  de  suppléance,  en  en passant  par  la création, permet  au sujet  de  tempérer, de  fixer  la jouissance et non plus d’en être envahi. Que ce soit par l’écriture ou la peinture, ces productions permettent de cerner un réel envahissant, de pouvoir  ainsi  donner  du sens  à son  existence et  de s’inscrire, ne serait-ce  un minima, dans le lien social.
C’est cette espace de création au sujet qu’offre le Forum ; un espace où le sujet est invité à créer sa signification personnelle, a tenté de suppléer par une production, une construction littéraire, artistique au défaut radicale de la fonction phallique. La suppléance a pour fonction de circonscrire, de localiser la jouissance ravageante qui envahit le sujet, de chiffrer le réel qui a fait irruption en brisant la chaîne signifiante qui soutenait le monde.
Dans la psychose, une désorganisation initiale et foncière de l’ordre symbolique s’instaure mais  dans le même mouvement,  elle souligne la mise en oeuvre d’un travail psychique acharné pour remédier à celle-ci par le moyen de productions multiples. C’est pourquoi un pousse-à-la création s’avère inhérent à la structure psychotique.
Le thérapeute a à trouver la parole qui puisse éviter tant la mort subjective que la mort réelle. Lacan la caractérise d’un « pas sans dire » de « dire que non » au laisser tomber dans l’extrême des effets de jouissance et qui laisse au sujet libre le champ où il peut traiter les coordonnées subjectives. Le  mal de  vivre,  la  difficulté  d’œuvrer  à être au  monde avec d’autres, de  donner  du  sens  à son existence ne touchent pas seulement les sujets dans nos institutions ; dans notre société, le chômage, le RMI..touchent l’homme au plus profond de son être.
L’atelier  de Vincent  Spatari  cherche à faire émerger  de  la  vie,  à redonner  de  la  valorisation  à des personnes  confrontées  à toute rupture social  ou  en difficulté à retrouver un statut. Comme il le dit « tout sujet a des capacités, il ne reste qu’à les faire advenir. »Les témoignages des personnes qui ont participé à son atelier viennent pointer quelque chose d’inexplicable, un réel qui ne peut pas se dire. Effectivement,  ils  éprouvent  un  « bien  être », quelque chose s’est  passé,  à  bouger mais impossible d’en dire plus d’expliquer ce qui s’est remanié dans leur position subjective. Certains ont repris leur recherche d’emploi ou sont fixés sur leur désir…

Du côté de la névrose, quelle fonction prend la création ?
Interrogeons la question de la sublimation. Dans  « Pulsions  et  destins  des  pulsions »,  Freud énumère  le refoulement  et la sublimation  comme destins des pulsions. Freud fait une distinction entre le refoulement et la sublimation. Le refoulement est  une manière  de traiter la  pulsion  grâce au déplacement  et  à la satisfaction ; le symptôme serait l’échec du refoulement, puisque la protection signifiante n’a pas été suffisamment efficace pour éviter l’angoisse,  le  symptôme constituant l’expression de cet  échec et l’obtention d’une  satisfaction pulsionnelle par voie indirecte. Dans cette perspective, le symptôme sera toujours pathologique et la satisfaction obtenue déplaisante. Quant  à elle,  la sublimation  est  un destin pulsionnel  différent  et spécifique.  La sublimation  traite l’excès pulsionnel en l’orientant d’abord vers « le travail culturel », vers le lien social. La pulsion est une exigence de satisfaction d’annuler l’excès. La source de la pulsion est l’excitation et le but est de faire cesser « l’excitation organique ». Dans la sublimation, la libido échappe au refoulement, se sépare de l’activité sexuelle, inhibe le but de la pulsion et la pulsion se fait créative. La création, l’œuvre ne s’inscrivent donc pas dans le registre des formations de l’inconscient, ce ne sont pas des rêves ; l’art ne dit pas, il se montre, il surgit dans la création même, il ne s’interprète pas. Il  ne  suffit  pas d’entendre  la  sublimation  comme  un  simple apaisement  ou  comme  un  mode  de socialisation de la  pulsion,  il  faut l’entendre comme création.
Lacan donne  une  définition de  la sublimation comme une élévation d’un objet à la dignité de la Chose. Prenons l’exemple du potier : le vase du potier l’illustre ; celui-ci est un objet construit autour du vide. A partir du vide, le potier crée le vase. Comment habiter ce vide ? le traiter oblige à la création ; le vide est un vide réel, il est vivant et n’est pas rien. Élever un objet à la dignité de la Chose, c’est prendre l’objet imaginaire pour le convertir en objet réel. C’est en quoi consiste élever l’objet à la dignité de la Chose, de lui donner le statut d’une invention, d’une création qui fait surgir la Chose, la montre. La sublimation  appelle  la  mobilité  libidinale et  à  l’ouverture à ce  qui advient,  à  la  possibilité  de produire de nouvelles formes. L’opposition symptôme-sublimation devient  claire. Le symptôme est  une satisfaction substitutive à partir des fixations, la sublimation est l’élévation d’un objet à la dignité de la Chose. Cependant, Lacan vient à modifier sa conception du symptôme. Le symptôme ne sera plus seulement l’expression d’un vouloir dire, une signification métaphorique, un retour du refoulé. Le symptôme est alors  la  façon dont  chacun  jouit  de  son inconscient, ou  la  façon qu’il  a  de  faire exister  hors  de l’inconscient  un de  ses  éléments,  en dévoilant, par-delà  son  enveloppe  formelle,  son  statut  de condensateur  de  jouissance.  Le symptôme apparaît  comme  une  limite  du réel.  Si le symptôme est limite alors  il  est  une invention, une  réponse  particulière  ou  singulière.  C’est  en  tout  cas  le « partenaire » du sujet. L’on peut alors mettre en équivalence entre création et symptôme.

Tout sujet a donc affaire à la création : pour certains, la création est suppléance, sinthome ainsi que le construit Joyce comme mode possible de réparation afin de se maintenir dans une réalité commune. Pour les autres, symptôme pour le sujet névrosé comme condensateur de jouissance.La création  est alors  est  une réponse  particulière, singulière  du sujet face au mal  vivre  qui touche parfois l’homme au plus profond de son être. La question qui se pose à l’heure actuelle est la place que la société accorde à la pratique artistique, à la  production  créative.  En  effet, qu’est-ce  qui  régit  notre société ? c’est le  rendement,  le coût  de production, la baisse du chômage, l’hygiénisme, la guérison par tous les moyens mais le plus vite et le moins cher…et le sujet ?
Les mesures actuelles veulent évaluer pour pouvoir bien contrôler ; mais le sujet avec son mal être, ses questionnements, ne peut ni être évalué, ni rentré dans des petites cases. Les institutions créent des ateliers, soit, c’est très bien mais dans quel but ? dans celui de guérir le patient ou de revaloriser le chômeurs, le Rmiste pour le renvoyer le plus vite sur le marché du travail.
Non le sujet n’est pas un produit de production, c’est un sujet désirant, souffrant parfois au plus profond de son être.

Alors  essayons  de  notre côté  de  laisser  libre  les  inventions  du sujet  afin de  lui redonner  toute sa dignité.

ATRRD | 16 janvier 2015 à 11 h 05 min | Catégories: Ressources | URL: http://wp.me/p3w85x-5u