mardi 12 juillet 2016

Yves MICHAUD : “La véritable audace, dans l’art aujourd’hui, c’est de passer à d’autres formes”

Propos recueillis par Erwan Desplanques et Jacques Morice
Publié le 21/03/2009.

Jérôme Bonnet pour Télérama

Entre ce qui a déjà été fait et ce qui est interdit, les artistes n'osent plus grand-chose, estime Yves Michaud, penseur singulier passé de la philosophie à l'art. Désormais, dit-il, les plus audacieux sont ceux qui croisent les disciplines.

Voilà un penseur iconoclaste et offensif, qui ne craint pas de secouer tous les landerneaux. En 2003, dans L'Art à l'état gazeux, il enterrait la notion d'œuvre d'art mais voyait de la beauté partout, dans la rue, au supermarché ou chez soi. Depuis, ce philosophe issu d'un milieu modeste se considère volontiers comme un « pestiféré » dans l'Hexagone, quand il est célébré et sollicité à l'étranger - il a enseigné à Berkeley comme à São Paulo. Reçu premier à l'agrégation de philosophie en 1968, Yves Michaud a toujours fui les chapelles en passant pour un libéral-libertaire. Il a pourtant dirigé l'Ecole nationale des beaux-arts (de 1989 à 1997), puis lancé l'Université de tous les savoirs et ses conférences très courues. Sceptique mais curieux de tout, jonglant avec les disciplines, il s'est distingué par ses réflexions inattendues sur la culture, la violence ou la politique. Solide d'esprit comme de corps (il est sportif), à la fois terrien et technophile, c'est un partisan du gai savoir. Un esprit libre, en somme.

En 2003, dans L'Art à l'état gazeux, vous diagnostiquiez un art désacralisé et volatil, qui infuse tout notre quotidien. Dans ce contexte, l'audace a-t-elle encore un sens ?
Nous continuons à croire que l'art doit viser la transgression, mais en réalité, aujourd'hui, celle-ci ne va pas très loin : il s'agit d'une audace ritualisée et encadrée. Pour deux raisons : la première tient au fait que toutes les voies ont été explorées, et qu'il est difficile d'aller plus loin. C'était différent au XIXe siècle, lorsque Manet peignait l'Olympia : représenter une prolétaire nue était un vrai scandale, une forme de pornographie, maintenant omniprésente sur Internet. La deuxième tient aux cadres légaux, qui sont largement reconnus et acceptés. Il est désormais totalement interdit de montrer des enfants nus - gare à la pédophilie ! - ou des animaux maltraités - cruauté bannie ! Des artistes comme Lewis Carroll ou Pierre Louÿs, avec leurs photos de petites filles, seraient aujourd'hui en prison. Comparés à eux, nos artistes vivants sont des saints, respectueux de la justice, de l'opinion publique, de la correction morale et des groupes de pression.

L'audace ne devrait-elle pas résister à cette normalisation ?
Sauf que c'est impossible, à moins de s'exposer à des sanctions. L'artiste chinois Huang Yong Ping n'a pas pu montrer, au centre Georges-Pompidou, son installation Le Théâtre du monde, où il voulait faire cohabiter et s'entre-tuer toutes sortes de bestioles et d'insectes (serpents, scorpions, araignées...) : les associations protectrices des animaux sont intervenues avant. Le plus frappant est que l'interdit n'est pas contesté : les artistes acceptent que la société se « judiciarise » et font eux-mêmes valoir à répétition leurs droits. Regardez Buren : il n'arrête pas d'engager des poursuites pour défendre son œuvre ! Comment ne pas respecter le droit dès lors qu'on le sollicite ?

“Les seules transgressions qui persistent 
sont clandestines, ignorées 
même du milieu de l'art.”

Historiquement, de quand date la fin de la transgression ? 
A mon sens, elle s'achève à la fin des années 1970, avec les derniers mouvements d'avant-garde, comme le body art (performance ou happening centré sur le corps) ou l'art conceptuel (il n'y a plus d'objets d'artistiques finis mais plutôt des idées d’œuvres). Après, on entre dans le postmoderne, le monde du « tout est permis » – y compris le retour à des formes académiques. Les seules transgressions qui persistent sont clandestines, ignorées même du milieu de l'art. Il y a un exemple terrible, ce que je connais de plus fort, c'est la performance de l'artiste chinois Zhu Yu, qui a mangé en 2000 des foetus d'enfants rôtis. Il y a aussi David Nebreda, cet artiste espagnol anorexique, squelettique, qui vit seul, se mutile, s'enduit d'excréments et s'expose depuis les années 1990 en photographies belles et fortes. Au fond, les seules transgressions tolérées viennent des artistes qui tentent des expériences radicales sur leur corps. Dans la performance, le body art, la scarification. L'art biotech est lui aussi intéressant ; lié à la spectacularisation de la science et à son esthétisation, on y retrouve la fonction prophétique et utopique de l'art, le rôle traditionnel de l'artiste comme anticipateur du changement humain et sociétal. Mais là encore la loi veille. Ceux qui montrent l'homme « prothésé », comme Stelarc (un artiste qui, en 2007, s'est greffé une oreille sur le bras !), ou qui font des recherches sur la manipulation d'ADN ou la culture des tissus sont encadrés, sinon poursuivis, comme Steve Kurtz et son Critical Art Ensemble, en 2004, après les attaques à l'anthrax aux Etats-Unis. De même, la lapine vert fluo d'Eduardo Kac, à mon avis, n'a jamais existé : lorsque l'Institut national de la recherche agronomique (INRA) a découvert la nature du projet, celui-ci a été stoppé.

Autoportraits, David Nebreda
Éditions Léo Scheer, janvier 2000.

Le triomphe de l'esthétique – « l'art partout » – met à mal la fonction de la critique. Celle-ci semble réduite à valider des produits. Doit-elle se résigner à cette impuissance ? 
Avec la mondialisation et l'explosion démographique des artistes, les données ont changé du tout au tout. Cent mille artistes recensés dans la seule ville de New York, vous vous rendez compte ? Le critique ne peut plus prétendre être un découvreur, ni décréter ce qui est absolument supérieur. Il devient au mieux un médiateur, au pis un communicant. Mais inutile de s'arracher les cheveux : jusqu'au XVIIIe siècle, il n'y avait pas de critiques. L'art était jugé par les pairs et par les commanditaires. Aujourd'hui, le jugement de valeur se fait très brutalement aux enchères. On a vu ces dernières années des gens acheter littéralement n'importe quoi à n'importe quel prix, mais, depuis le krach, les acheteurs y regardent à deux fois et le jugement de qualité reprend ses droits. En temps de crise, les enchères sont un bon baromètre du goût des collectionneurs et de la qualité des œuvres. Il serait simpliste de le déplorer : l'art a toujours été lié à l'argent. S'agissant de valeur, il est assez naturel qu'elle soit traduite en argent. A la Renaissance, il y avait une très forte concurrence entre les artistes, qui vivaient des commandes des paroisses, des communautés, des municipalités, des princes. Le Tintoret et Titien étaient fabuleusement riches.

Vous refusez toute déploration. N'est-ce pas démoralisant, tout de même, ce caractère inoffensif de l'art contemporain ?
L'art visuel est devenu relativement pasteurisé, mais on peut toujours changer de voie. Certains artistes pourraient très bien décider demain de faire un art authentiquement politique ou un art de pure recherche formelle, dans la tradition minimaliste ou zen, puisque cela a été abandonné au profit de transgressions indolores. Pour moi, l'histoire de l'art n'est absolument pas linéaire. A un moment donné, il y a un éventail de possibilités, et les artistes peuvent changer de registre au lieu de s'entêter dans un cul-de-sac. Voyez ce qui s'est passé avec Rauschenberg ou Warhol, quand ils rompent avec l'expressionnisme abstrait pour faire un art froid et détaché. Même chose avec les néodada des années 1950, Cage ou Cunningham, qui rompent avec la peinture et explorent le multimédia, la chorégraphie, la musique. La véritable audace, aujourd'hui, c'est de se déplacer, de passer à d'autres formes. Passer des arts plastiques à la techno, comme la DJ Miss Kittin, qui sort des beaux-arts de Grenoble. Ou la plasticienne Valérie Mréjen, qui passe à l'écriture, mais reste sous-estimée par le milieu littéraire, très corporatiste.

“Les vraies recherches scientifiques 
se font aux interfaces, au croisement 
des disciplines. Mais dans les sciences 
humaines, c'est très mal vu.”

Changer de discipline... C'est aussi un peu votre portrait que vous dessinez là.
Échapper aux carcans, au politiquement et professionnellement correct, a toujours été naturel pour moi. Quand j'étais à Normale sup, le cadre était très dogmatique et étouffant. On ne devait jurer que par Marx, Lacan, le structuralisme, puis la déconstruction de Derrida. Moi, je préférais jouer au foot et faire de la logique ! Cela dit, je dois être honnête, c'est l'un des plus dogmatiques, Louis Althusser, qui m'a orienté vers les cours du sociologue Alain Touraine, du psychologue Ignace Meyerson et de l'ethnologue Georges Balandier. De cette époque, j'ai conservé une sorte d'anarchisme épistémologique. J'ai vite compris que les choses intéressantes ne se passaient jamais où on les attendait. Les vraies recherches scientifiques, par exemple, se font aux interfaces, au croisement des disciplines. Mais dans les sciences humaines, c'est très mal vu. Il faut respecter les saints découpages disciplinaires. Un exemple : le meilleur spécialiste du tourisme en France, Jean-Didier Urbain, est très bien reconnu à l'étranger. En France, il a été massacré par ses collègues, jamais promu. Pourquoi ? On ne tolère pas qu'un universitaire passe de la sémiologie au tourisme...

Ou de la philo à l'art, comme vous...
Le passage m'a paru naturel à partir du moment où j'ai acquis une bonne connaissance de l'art contemporain. Bizarrement, j'ai connu une semi-censure dans le milieu de l'art contemporain français depuis L'Artiste et les commissaires, publié en 1989, où je montrais que le monde de l'art était désormais aux mains des opérateurs culturels. Depuis, je suis quasi interdit de parole dans les écoles d'art en France, alors qu'il n'en est rien à l'étranger, en Italie, en Espagne, en Amérique latine, où je suis reçu aussi bien par les partisans de l'art contemporain que par ses détracteurs. Le petit milieu n'aime pas qu'on décrive son fonctionnement.

A la tête de l'Ecole des beaux-arts, êtes-vous parvenu à changer les règles ?
Aux Beaux-Arts, j'étais effaré que le règlement n'ait pas été mis à jour depuis le XIXe siècle : on fonctionnait comme s'il y avait toujours des prix de Rome, supprimés après... 1968. C'était à l'image de la France, un pays pathologiquement bureaucratique. Il y avait à mon arrivée mille cent élèves inscrits, car beaucoup ne quittaient pas l'école après leur diplôme, juste pour stocker leurs œuvres. J'ai donc commencé par vider le trop-plein et mettre en place des procédures de sélection à peu près honnêtes. On a rétabli l'enseignement du dessin et décloisonné, en favorisant le croisement des disciplines. Mon principe était assez simple : du bon sens et des perturbations osées. C'est ainsi qu'on a eu comme professeurs invités Marina Abramovic, Peter Halley, Joel Fisher, Chen Zhen, Alice Aycock... Nombre d'artistes étrangers qui apportaient un regard neuf, des expériences différentes. Il aurait fallu pousser plus loin ensuite avec des jeunes artistes déjantés et prolos, comme les Anglais des années 1990.

“J’ai été frappé par la vivacité d'intelligence 
des ados, à un âge où ils ne sont pas trop 
bloqués par les idées toutes faites 
ou la pression du groupe.”

Lorsque vous revenez à la philosophie, c'est pour l'enseigner aux adolescents. Pourquoi ? 
A la suite de mon expérience heureuse avec des collégiens pour le magazine Okapi, j'ai conclu qu'il faudrait mettre en place un enseignement de la philosophie dès le collège. Ce serait un bienfait pour la citoyenneté, ne serait-ce qu'en rappelant par exemple en détail la signification du mot « respect ». Le souci, c'est évidemment le manque de profs : ceux de philo sont tellement persuadés qu'ils ne doivent pas déchoir en quittant leur classe de terminale qu'on ne trouverait pas beaucoup de volontaires... Au contact de ces ados, j'ai été frappé par leur vivacité d'intelligence, à un âge où ils ne sont pas trop bloqués par les idées toutes faites ou la pression du groupe. J'ai aussi constaté qu'un langage sommaire n'empêche pas de penser. En cela, je m'oppose à Bourdieu : c'est le langage trop codé qui pose problème. De 7 à 13 ans, les enfants ont des ressources d'apprentissage exceptionnelles. Avec eux, mon optimisme renaît.

En 1999, vous proposiez d'abaisser la majorité civique à 15 ans.
Je maintiens. Pourquoi des adolescents ne pourraient pas voter alors que des vieux gâteux le peuvent ? Il faut s'inspirer des sociétés antiques, où l'« éphébie » vous rendait mature dès 15 ans. Laisser la jeunesse en friche, protéger la nature vierge de l'enfant... ce rousseauisme de pacotille a fait beaucoup de dégâts. Les enfants très jeunes ne font pas la différence entre jouer et apprendre.

“J'aime semer à tout vent, 
être comme le pissenlit sur la 
couverture du vieux Larousse.”

On perçoit chez vous un mélange d'optimisme et de scepticisme... 
J'aime semer à tout vent, être comme le pissenlit sur la couverture du vieux Larousse. Je voudrais être fidèle à l'esprit des Lumières sans tomber dans ses illusions de réforme despotique. De ce point de vue, j'ai toujours considéré l'Université de tous les savoirs comme un prolongement de l'Encyclopédie, avec la même insistance sur les sciences et les techniques. Je fais confiance à l'intelligence collective tout en étant lucide sur les limites de chacun. J'ai beaucoup étudié la philosophie sceptique, de Pyrrhon à Hume, y compris le jubilatoire Cioran. Le scepticisme n'est pas une doctrine déprimante, encore moins cynique : il conduit simplement à ne pas avoir de désirs disproportionnés. En ce moment, je termine un livre sur le mérite, où je remets en cause le principe de l'égalité à tout prix. Tout le monde sur les plages vierges, tout le monde people, c'est devenu une norme, une obsession égalitariste, qui sacrifie des valeurs, comme la liberté, la dignité. Tout le monde ne naît pas avec le même QI et nul n'est propriétaire de sa valeur : Zidane n'est pas responsable de son extraordinaire coordination des membres. Il y a une loterie de la vie et on ne doit pas la corriger à n'importe quel prix. Parfois on gagne, parfois on perd. Quand nous organisons les conférences de l'Université de tous les savoirs au lycée, je pense souvent : si jamais ça déclenche une vocation chez un enfant, on a gagné.

Comble de l'audace : l'encyclopédiste que vous êtes prépare un livre sur les fêtards d'Ibiza... 
Ibiza est un laboratoire des changements contemporains. Cette société hyper traditionnelle - il y a cinquante ans, Ibiza, c'était le XVIIIe siècle - a été transformée par le tourisme, l'hédonisme, les drogues, l'industrie du divertissement. J'ai constitué une documentation importante puis écumé tous les clubs d'Ibiza, comme un vieil ethnologue, pour étudier les rites de la vie nocturne. Ibiza est une bulle de culture hédoniste et d'excès au milieu d'une nature parfois encore virgilienne. Cette contre-culture peut valoir la culture savante. La techno signe précisément le passage dans une nouvelle configuration des arts, où les sons, les parfums, les rythmes prennent le pas sur le visuel. Un peu comme chez Baudelaire ou Théophile Gautier... Je ne cherche pas à être le grand-père indigne. Je suis juste curieux de ces mutations, sans peur de donner mon avis et d'aller contre le conformisme affligeant. A la manière de l'artiste américaine Agnès Martin, du musicien Pierre Henry (le chaînon manquant entre Messiaen et la techno) ou du philosophe anglais Austin, qui n'ont pas visé de transgression spectaculaire : ils se sont juste engagés sur un chemin bizarre, mineur, sans honte et avec plaisir. L'hédonisme a aussi une valeur dans la vie intellectuelle.
Est-ce de l'audace ? Disons de l'audace tranquille.

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